Michel, Cher Michel

Après quarante ans d’amitié, d’échanges et de courrier, tu m’as appelé il y a quelques jours au téléphone. D’une voix étrangement sereine, tu m’as confié : « C’est mon dernier coup de fil ».

Et moi, pour te répondre, alors que tu n’es plus là, comme à mon habitude, je t’écris.

Je t’écris de ce Périgord où tu es né et où, je le sais, ton cœur est resté.


Et je suis terrifié en pensant, en formulant : « Michel, c’est ma dernière lettre. » 

J’espère que tu me pardonneras le fait qu’elle soit ouverte.

Mais après tout, nous n’avons rien à cacher.

Quand nous nous sommes connus, alors que tu devenais avec Le temps incertain le chef de file incontesté de la science-fiction française, tu n’as pas eu envers moi le regard goguenard des certains auteurs de littérature générale : « Ah, vous écrivez pour les enfants ? »

Non : tu m’as dit au contraire : « Quelle chance tu as, d’être lu par les jeunes ! Mon rêve, vois-tu, c’est d’être dans les livres de classe ! »

Les enfants ont toujours eu ta considération. Les enfants, les petits, les humbles, les animaux – tous les laissés pour compte.

Toute ta vie, tu as répondu à l’appel de ceux qui sollicitaient tes conseils. Avec une bienveillance, une modestie, une disponibilité qui étonnaient ceux qui te connaissaient mal.

Tu portais sur la société un regard toujours attentif, étonné, avec le souci permanent de la comprendre. Et de l’améliorer.

Tes armes ? C’étaient les mots. Les outils propres à raconter des histoires qui font réfléchir. Et rêver.

Ecrire ! C’était, pour toi comme pour moi, ta préoccupation. Ton obsession. Ta passion.

Quand tu es passé des utopies futuristes de la science-fiction au roman de terroir, tu n’as pas, comme on le croit, fait le grand écart. Tu as seulement tissé le lien nécessaire entre le futur et le passé. Entre la terre et le ciel. Pour embrasser et sauver ce que tu appelles Le Territoire humain. Parce qu’en revenant à la terre, tu gardais le regard vers les étoiles.

L’avenir… il a toujours été ton point de mire.

Un jour de 1999, alors que je te demandais une nouvelle inédite pour le recueil Contes et Légendes de l’an 2000, chez Nathan, tu m’as confié dans une lettre : « Comme le futur était beau avant que l’an 2000 n’arrive ! » Dans le récit que tu as livré, Les envoyés de l’an 2000, le jeune héros de douze ans, Jacques, a la méchante habitude de marcher la tête en l’air.

- Regarde donc tes pieds ! lui disait parfois son père quand ils travaillaient ensemble aux champs. Jacques trouvait cette obligation pénible. César, le chien de berger, regardait-il ses pattes ? Non, il trottait la tête en avant. Et les pattes suivaient toujours.

En trois lignes, sans en avoir l’air, tu livrais ainsi aux jeunes lecteurs un vrai sujet de philosophie. Et tu obéissais à ma définition de la littérature jeunesse : « quand la littérature vieillesse dit souvent des choses simples avec des mots compliqués, la littérature jeunesse dit des choses compliquées avec des mots simples. »

Dans La Grâce et le Venin, la guérisseuse Coline évoque ainsi le matin du 29 avril 1898 :

Il faisait beau, Seigneur, un ciel plus beau que tout le bonheur du monde et toutes ces odeurs crémeuses qui montaient de la terre. L’herbe comme jamais je ne l’avais vue de ma vie et le parfum des lilas qui m’emplissait la tête. Les oiseaux de La Belette s’égosillaient à la folie.

Je venais d’enlever le feu à un gosse qui s’était renversé la marmite de soupe sur les jambes. J’étais heureuse. J’étais heureuse quand j’avais pansé. Je l’avoue, à mon âge, on peut tout dire, j’ai toujours eu plus de bonheur à guérir qu’à vivre avec un homme. Je regardais en l’air, je me souviens. En ce temps-là, on parlait beaucoup de ballons dirigeables, et je me disais que je finirais bien par en voir passer un. Je prenais les dirigeables pour un signe du progrès. Je croyais à un avenir merveilleux pour les enfants de mes enfants…

Toujours dans La Grâce et le Venin, après la mort de l’héroïne, son descendant découvre la reproduction d’un tableau. « La seule œuvre d’art que la guérisseuse ait jamais aimée », dit-il : La Vierge, Sainte Anne et l’enfant Jésus, de Léonard de Vinci.

Il s’interroge : pourquoi sa grand-mère aimait-elle ce tableau ?

Et soudain, il comprend :

Sainte Anne est la mère de Marie. Elle devrait avoir deux fois son âge, or ça ne paraît pas sur le tableau. Elles se ressemblent. Elles sont très belles, sans âge.

Mais ce qui m’émeut tant, c’est la douceur malicieuse de leur regard. Ce sourire retenu qu’elles ont toutes les deux sur la bouche, cette bonté gaie, sans limites. Et quelque chose de plus… je ne sais quoi… une complicité tendre avec le monde.

Plus que jamais, Michel, cette complicité apparaît dans ton roman May le Monde. Dont l’héroïne est une enfant. Mais cette enfant, malade, est peut-être bien aussi Coline la guérisseuse. Une fille, une femme qui saura, qui enseignera comment passer d’un monde à l’autre.

Ce passage, Michel, il t’obsédait.

Et voilà que tu l’as franchi.

De même que tu as, sur cette photo où tu affiches un sourire malicieux et complice, prophétisé ton départ en 2015, peut-être as-tu, comme ton héros Vincent, vu Les yeux géants un soir de l’automne 2010. Un soir d’une douceur incomparable, d’une tristesse ardente et d’un calme de fin des temps.

A la fin du récit, Vincent meurt.

Et toi, Michel, tu affirmes alors :

« Vincent s’éveilla et il sut qu’il venait de ressusciter. Où ?

Si le voyage avait réussi, il était dans un monde totalement étranger. Si le voyage avait échoué ( il savait que c’était une possibilité… ) il allait se retrouver chez lui, dans l’ombre familière de son vieil univers. (…)

Il n’osait pas ouvrir les yeux. Peut-être allait-il renaître dans un vieux cimetière de campagne. (…) Il se décida enfin à soulever les paupières. Pendant quelques secondes, une minutes, deux, sa vue lui parut trouble et le décor indistinct.

Puis il vit…

Quoi ? Il ne le savait pas.

C’était étranger. Il avait réussi.

La suite de ce récit ne pourra jamais être écrite avec des mots humains. 

Ces mots, Michel, désormais, tu peux les trouver, j’en suis certain.

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