Lectures égoïstes

Je dois un aveu aux Internautes qui, sur mon blog, consultent mes notes de lecture hebdomadaires : celles-ci, bien entendu, ne concernent qu’une partie de ce que je lis chaque semaine. En effet, je juge qu’un certain nombre des ouvrages que je lis ne méritent pas une note et ce, pour des raisons diverses : il s’agit souvent de vieux romans pour la jeunesse dont le thème ou la qualité ne justifient pas que mes lecteurs en soient avertis. Il m’arrive aussi de recevoir ou de lire des récits récents, dans tous les domaines ( jeunesse, essais, biographie, thrillers, albums ) dont je renonce à rédiger le résumé et la critique.

Pourquoi ?

Eh bien… il m’arrive aujourd’hui d’abandonner la lecture d’un livre, ce qui autrefois était exceptionnel. Mais à mon âge, je juge inutile d’aller au bout d’un récit que je juge banal ou dont la lecture ne m’apportera rien. Et s’il est médiocre, je préfère ne pas en parler – à moins qu’il ne s’agisse d’un succès surfait dont je veux dénoncer l’imposture !

Une autre catégorie est concernée : celle de mes « lectures égoïstes ».

Souvent, il s’agit d’ailleurs de relectures, totales ou partielles ( qui ne s’est jamais surpris à feuilleter tel ou tel passage de La Recherche, d’un recueil de poèmes, des Trois Contes de Flaubert, de sa Correspondance – avec George Sand ou Louise Collet, d’un essai de Michel Onfray – ou… tout simplement des Essais de Montaigne ).

Chacun a ses livres de chevet préférés !

Pour illustrer certaines de mes lectures égoïstes, il me semble utile d’en évoquer quelques unes, et d’expliquer pourquoi je les ai écartées…

Six années de Comédie-française de Pierre-Aimé Touchard ( Le Seuil )

En lisant le Clara Malraux de Dominique Bona, j’ai eu la surprise de découvrir, entre autres, le nom de Pierre-Aimé Touchard, qui a travaillé dans les années trente avec Clara Malraux pour la revue Esprit. A mes yeux, Pierre-Aimé Touchard a surtout été, de 1947 à 1953, l’Administrateur de la Comédie-française où mon père travaillait. Aussitôt, un flot de souvenirs m’a envahi : cet homme, je l’ai croisé au Français, quand j’avais sept ou huit ans. Mon père appréciait sa cordialité, sa gentillesse – tous deux étaient nés en 1903.

Quand il a quitté ses fonctions, remplacé par Pierre Descaves, il a publié ses mémoires et a offert à mon père un exemplaire dédicacé. Ce qui a ravivé un autre souvenir, très précis…

Ce petit livre broché, je le revois encore, sur la table de la salle à manger où mon père avait installé son matériel de reliure. Comme je l’interrogeais, il m’a expliqué :

  • Quand je possède un livre précieux, je le relie. Veux-tu que je te montre ?

Mon père a fait mieux : il m’a enseigné la reliure et légué son matériel, que je possède encore, dans un coffre de bois où sont entassés des dizaines de souvenirs familiaux. Je me suis revu, aidé et conseillé par mon père, en train de coudre les cahiers, de coller le papier sur la couverture de carton, de dorer les lettres sur le dos de cuir rouge…

J’ai alors abandonné la lecture de la biographie de Clara Malraux pour rejoindre ma bibliothèque ( une pièce de la maison est réservée à mes 15 000 ouvrages de fiction – hors polar, SF et livres jeunesse ). Grâce à mon classement alphabétique par auteurs, j’ai retrouvé Six années de Comédie française. En parfait état. Avec la dédicace. Et je me suis évidemment plongé dans sa lecture : eh oui, quand j’ai relié ce livre, j’avais neuf ans – et je ne me souviens pas l’avoir lu. Ces souvenirs de théâtre ne faisaient pas partie de mes lectures d’enfant.

Soixante ans ( et des poussières ) plus tard, j’ai revécu par procuration les soirées dans les coulisses du Français – les coulisses, son jeu d’orgue, les décors, les loges...

Tous les noms me rappelaient le visage et le jeu de celles et ceux que je voyais sur scène, de Jean Yonnel à Julien Bertheau en passant par Robert Hirsch ( mon idole ! ), Jacques Charon, Jean Meyer, Micheline Boudet, Lise Delamare – sans parler de Jeanne Moreau, Michel Galabru ou Jean Marais, dont les apparitions furent hélas très brèves dans la Maison de Molière. D’autres noms m’étaient familiers pour des raisons personnelles : ceux de René Mathis ( le Directeur de la Scène, celui-là même qui avait embauché mon père au Français ), de Suzanne Lalique ( chargée des costumes, dans les derniers étages du Français ) ou de Jean-Paul Roussillon ( fils du nouveau Directeur de la scène – Mathis était mort – et ami de mon père, qui accueillait l’été ses deux filles dans le village où mes parents avaient acheté une maison ! ).

En lisant avec émotion cet ouvrage, j’ai fait mieux encore : j’ai ouvert les « Mémoires d’un régisseur », le récit de la vie de mon père qu’il a rédigé à ma demande peu avant de mourir, un précieux document familial que j’ai évidemment tapé à la machine en 1980 puis recopié et sauvegardé sur ordinateur cinq ans plus tard.

Là, j’ai suivi année après année ( parfois jour après jour ! ) le double parcours de la troupe avec le regard de son administrateur… et celui de mon père, un parcours émaillé de tournée, de disputes, de querelles, de nombreuses rencontres d’auteurs ( Montherlant, Claudel, Gide ! ) et d’incident divers, ceux-là même que mon père relatait en revenant du théâtre chaque soir !

Et plus j’étais passionné et ému par cette double lecture, plus je me disais : « Mais qui pourrait être intéressé par ce bouquin ? Qui connaît aujourd’hui les noms de Denis d’Inès, Roger-Ferdinand… ou Charles Vildrac ? »

Bref, même si cette lecture m’a enthousiasmé et touché – le style de Pierre-Aimé Touchard, classique, est certes un peu suranné mais d’une clarté et d’une qualité exemplaires ! –je vois mal quels lecteurs contemporains pourraient y trouver un grand intérêt : la fin de ce « journal », sans être un règlement de comptes, est surtout consacrée aux coteries et aux conflits qui ont opposé acteurs, auteurs, metteurs en scène et Administrateur en 1953. Ces détails ne peuvent faire écho qu’à un ( vieux ) passionné de théâtre !

La relativité d’Albert Einstein ( Petite Bibliothèque Payot )

Publié en 1956 et traduit ( de l’allemand ) en 1963, ce petit essai ( de 220 pages, tout de même ! ) tente de vulgariser la théorie de la relativité ( restreinte, de 1905, puis générale, de 1916 )… par son inventeur. Le passionné d’astronomie, d’astrophysique ( d’astronautique, et de SF ) que je suis se devait évidemment de posséder et de lire cet ouvrage.

Une raison récente m’y a poussé : la récente découverte, par un millier de physiciens, des fameuses ondes gravitationnelles prédites par Albert Einstein il y a… un siècle ! ( Lire à ce sujet les passionnants articles que consacrent à cet événement les N° de mai et d’août de la revue Sciences & Avenir )

Soyons honnête : bien qu’Einstein nous affirme que pour comprendre son ouvrage, un « bon niveau de bac » est suffisant, bien qu’il nous appâte dès les vingt premières pages avec des notions ( en apparence ) simples et avance peu à peu vers des réflexions plus complexes, le lecteur qui n’a ( comme moi ) que de vagues souvenir de mathématiques doit souvent relire certains paragraphes pour suivre la pensée de notre génie de la physique du XXe siècle.

Page 139, il déclare ; « si le lecteur a suivi toutes nos considérations précédentes, il n’éprouvera plus aucune difficulté à comprendre les méthodes qui conduisent à la solution du problème de la gravitation. » Euh… même si l’on croit avoir à peu près tout compris, il faut s’accrocher pour la suite ! Autrement dit, il me semble impossible de consacrer une ou deux pages de « critique » à cet ouvrage pourtant fondamental : son lectorat potentiel me semble très, très réduit !

La musique dans l’Allemagne romantique de Brigitte François-Sappey ( Fayard )

Alain Grousset a eu la gentillesse de m’offrir ce ( gros ) bijou, qui fait le tour ( complet ) non pas de la musique romantique allemande mais ( nuance à laquelle l’auteur tient beaucoup, à juste titre ) de la place de la musique ( savante, donc classique ) en Allemagne pendant tout le XIXe siècle, de ses prédécesseurs ( Christoph Willibald Glück ) à Richard Wagner et ses continuateurs ( Gustav Mahler, Richard Strauss, etc. ).

Cette somme colossale se lit comme un roman… à condition d’en posséder les clés, d’accepter de faire la connaissance de Hiller et Raff, de Clara Wiek ( la future femme de Schumann ), Spohr ou Klopstock.

Bref, si ce parcours passionnant, qui tient autant de l’encyclopédie que de la promenade et de l’essai, peut tenir en haleine un connaisseur, il risque de rebuter ceux qui ne se passionnent pas pour l’opéra, la littérature et l’Histoire, puisque les 950 pages de ce petit chef d’œuvre ( 35 euros mais des semaines de lecture ! ) font sans cesse référence à des écrivains, poètes, critiques, compositeurs, interprètes, lieux et faits qui ont marqué une époque et des lieux très particuliers – en revanche, quel plaisir pour l’amateur éclairé !

L’auteure, qui maîtrise admirablement son sujet, a dû passer vingt ans à se documenter pour construire ce monument qui, dans ma bibliothèque, figure désormais aux côtés du Kobbé, des biographies de nombreux musiciens, entre les deux Pleiade de l’Histoire de la musique ( par Roland-Manuel ) et les quatre volumes du Dictionnaire de la musique de Marc Honegger.

Lectures égoïstes ?

Ce sont, entre autres, quelques une des miennes.

En effet, chacun a ses centres d’intérêt particuliers. Une bibliothèque contient parfois des ouvrages dont le sujet laissera la plupart des autres lecteurs indifférents ou perplexes - qu’il s’agisse de l’aquariophilie, de la culture des roses ou de la cuisine coréenne !


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