Mon cher Christian.
Quand tu as publié « Je suis un auteur jeunesse », je t’avais écrit pour te dire combien ce livre m’aurait été utile dans ma pratique quotidienne de conseiller pédagogique. Je viens de lire ta dernière niouze et tu penses bien que le sujet que tu y abordes ne me laisse pas indifférent.
Je partage l’ensemble de ton analyse sur la lecture mais je te trouve trop pessimiste, même si je le suis aussi pour une majorité d’enfants qui vivent dans des milieux culturellement pauvres.
« Un enfant de six ans qui, pendant six ans, n’a pas été entouré de livres, d’adultes s’adressant souvent à lui, avec un vocabulaire riche et des dialogues fréquents, un gosse abandonné soit devant Gulli ( ou la première chaîne ), soit parmi d’autres enfants ou des gens dont le vocabulaire ne dépasse pas trois cents mots… celui-là n’accèdera jamais vraiment à la lecture, »
Je refuse cette idée que tout est joué très jeune et qu’il n’y a rien à faire après 6 ans. Cette perspective est désespérante et aucun enseignant ne peut plus croire à sa mission s’il adopte ce postulat. Je ne crois pas que tout est définitivement perdu pour tout le monde.
Avec mes jeunes profs d’école en formation, je développais –Je le fais encore de temps en temps puisque l’IUFM d’Orléans continue à me solliciter - une idée simpliste que j’appelais « La théorie de l’éponge ». On aura beau presser avec force une éponge neuve et sèche abandonnée sur un radiateur on n’en sortira jamais une goutte d’eau. Pour avoir une chance d’en faire sortir de l’eau, il faut d’abord laisser l’éponge dans le milieu le plus humide possible. Tout comme l’éponge, un être humain ne peut jamais restituer ou utiliser que ce qu’il a reçu un jour ou l’autre.
Ce que tu dis de la lecture est peut-être encore plus vrai pour l’apprentissage du langage parce que l’enfant part de zéro et a, au stade de bébé, très peu de contacts avec un environnement extra-familial qui peut compenser. Ce qui est de moins en moins vrai au fur et à mesure qu’il grandit.
Certes, l’école ne peut que très imparfaitement compenser les carences familiales mais elle peut agir. Chaque jour, régulièrement, quand un enseignant raconte des histoires aux enfants, lit des histoires, c’est non seulement une façon de construire une bonne relation enseignant-élève, leur faire plaisir et développer l’appétit d’histoires mais c’est, par imprégnation (l’éponge, toujours l’éponge !) une formidable leçon de vocabulaire, de grammaire implicite, de syntaxe, de conjugaison… de français et de culture. Bref, c’est le cas de tes petites filles.
Pour l’avoir pratiqué moi-même à haute dose et pour l’avoir vu et fait pratiquer dans des dizaines de classes, je t’assure que ça marche. Certes, le résultat n’est jamais de 100% mais on ouvre ou en entrouvre la porte de la lecture à beaucoup d’enfants..
- L’ennui, c’est que, dans certaines classes, la maîtresse ne raconte jamais et ne lit jamais d’histoires. (on travaille vraiment : on fait des exercices sur des photocopies !)
- L’ennui, c’est que beaucoup d’enseignants ne sont eux-mêmes pas des lecteurs.
- L’ennui, c’est que, au collège en particulier, , on n’a jamais le temps de lire et d’échanger pendant les heures de classe. On doit toujours lire à la maison et, comme à la maison…. Certains enseignants de français demandent à leurs élèves de lire un livre à la maison, contrôlent qu’ils l’ont lu sans sauter une ligne en faisant une » interro-flicage », mettent une note et une appréciation… et n’ont pas, eux-mêmes, lu le livre en question. Ne l’as-tu pas déjà constaté avec tes propres livres au cours d’interventions ? Les élèves ont plus ou moins lu ; l’enseignant, pas du tout. Les fichiers proposés par certains éditeurs favorisent cette pratique. Internet aussi puisqu’on y trouve questionnaires et réponses. Les élèves de lycée vont d’ailleurs de plus en plus sur les mêmes sites que leurs profs, ce qui leur permet d’avoir de bonnes notes sans rien lire. Mais l’enjeu, au lycée, n’est-ce pas d’avoir le meilleur salaire possible et la note n’est-elle pas le salaire de l’élève ?
Un point que tu n’abordes pas par rapport à la maîtrise et au goût de lire m’inquiète énormément : le déficit d’imagination.
Au-delà de la maîtrise du déchiffrage, au-delà de la compréhension, lire, c’est surtout être capable d’imaginer une situation que le lecteur n’a pas sous les yeux. Quand mes yeux lisent les 4 lettres de CHAT, il faut que mon imagination soit capable et exercée à construire l’image virtuelle d’un matou avec ses pattes, ses yeux doux ou cruels, son pelage noir ou blanc.. etc. Or ce n’est pas –plus- le cas chez beaucoup d’enfants. Fais l’expérience lors d’une prochaine animation : propose d’imaginer un animal, un paysage ou une scène extérieure. Donne quelques détails et demande ensuite de t’indiquer ce qu’ils ont « vu dans leur tête ». Certains vont se mettre à délirer mais d’autres n’auront absolument rien vu. Ils sont incapables de créer une image qu’ils n’ont pas sous les yeux. Le frein des mots est important, mais celui-ci est dramatique.
Chez l’enfant, l’imaginaire se développe, entre autre, par le jeu, mais pas n’importe quel jeu. Il n’y a rien à imaginer en regardant Gulli ou en jouant à la Nitendo. Pas beaucoup plus en jouant avec un robot hurlant et clignotant ou de beaux jouets avec lesquels il n’y a rien à faire d’autre que de les regarder. Finalement, l’imaginaire se développe surtout quand le gamin joue avec la boîte en carton qui servait d’emballage et qu’il est capable de la transformer en maison ou en grotte où se cachent des créatures. Vive le jeu de la marchande où l’enfant est capable de manipuler des brindilles et de dire qu’il vend des bananes. Vive les jeux de cabanes ou de la moto quand l’enfant est capable de courir les bras écartés dans la cour en tenant les poignées. J’en ai surveillé des récréations. J’ai souvent observé les enfants en train de jouer. L’enfant gros joueur de ce type de jeu est souvent un bon lecteur.
D’où la boutade que je lance de temps en temps en affirmant que, à l’école, la leçon la plus importante, c’est la récréation.
Dans ce type de jeu où l’imaginaire est le moteur, lire place l’enfant dans une position d’acteur, de constructeur de l’histoire. Au contraire, la télé, la DS, les écrans et beaucoup de jouets sophistiqués positionnent l’enfant en consommateur passif
Les grands romanciers du 19ème avaient en face d’eux des lecteurs dont l’horizon était souvent restreint. Mais ces lecteurs étaient capables d’imaginer les Halles sans jamais avoir mis les pieds à Paris ou de faire le tour du monde dans des ballons qu’ils n’avaient jamais vus. Au début de ma carrière, « La gloire de mon père » était un délice pour des gamins de 11/12 ans. Il est impossible de proposer ce roman à des gamins du même âge aujourd’hui. Mais cela ne veut pas dire que, tout comme pour le Cid ou les textes du patrimoine, on doit mettre Pagnol au feu. Pour les enfants d’aujourd’hui, ce texte n’est plus une porte d’entrée dans la lecture, c’est tout. Ce serait même plutôt un vaccin. L’enfant doit d’abord, avant de l’aborder, parcourir un chemin de lecteur et ce chemin, c’est précisément la lecture des textes jeunesse que nous proposons.
D’où l’erreur monumentale des nouveaux programmes de l’Education Nationale qui ne conseillent plus (dissuadent ?) aux enseignants de s’appuyer sur la littérature jeunesse. En voulant élever le niveau et en proposant de revenir d’emblée aux textes du patrimoine, on ferme définitivement la porte de la culture à quantité d’enfants.
Mais, comme tu le dis dans ta conclusion, que je partage entièrement, n’est-ce pas là l’objectif ?
1 De Matthias -
Bien que je sois entièrement d'accord avec Mr. Grenier et en partie d'accord avec cette réponse, en tant que jeune adolescent né de la génération digitale, je ne peux m'empêcher d'avoir un pincement quand j'entends (et ce n'est pas la première fois !) que la télé, le jeu vidéo et consorts détruisent l'imagination, contrairement aux jeux en plein air et autres. Je comprends l'incompréhension d'une génération à la suivante, et je comprends également qu'on ne puisse pas comprendre l'intérêt de jouer sur ses petits et grand écran.
Néanmoins je m'insurge. Je suis comme je le disais, né en plein dans cette génération digitale, je jouais à Pokémon dans la cour de récré, regardait des cassettes en boucle, lisait Picsou Magazine, me réveillait tôt le samedi matin pour regarder les dessins animés, je jouais sur mon ordinateur, et si Christian Grenier n'avait pas choisi le titre "L'odinatueur", que je vis par hasard dans une bibliothèque, je ne serais jamais devenu un lecteur de SF !
Je suis pas un grand lecteur, oui il fallait parfois un peu me forcer pour que je sorte dehors. Néanmoins, si on me disait que je suis quelqu'un qui n'a aucune imagination, je me sentirais insulté. Je crée, depuis le collège j'apprends à créer mes propres jeux vidéo, ce qui m'a permis de rencontrer des communautés sur Internet, de me faire des amis. Attention, des vrais ! A qui je rend encore visite aujourd'hui ! Ainsi mes amis dessinent, écrivent, font des films, parfois très ambitieux... Par volonté d'imiter ce qui se fait aujourd'hui, ou par volonté d'au contraire faire quelque chose de différent. La jeunesse d'aujourd'hui est créative, elle est juste d'une autre manière, et je comprends qu'il est difficile de soutenir ces activités... Quand on ne les comprends pas, car on ne les a pas connus. Je pourrais en raconter milles anecdotes tiens !
Pourquoi la télé, le cinéma à grand spectacle, ou le jeu vidéo ruinerait l'imaginaire ? Mais surtout, pourquoi le pense-t-on ?
On croit que devant ces images impressionnantes de réalisme, l'imagination n'a plus rien à faire. D'une part, on pourrait dire la même chose des grands peintres réalistes, à une échelle moindre. De l'autre... Reprenons l'exemple du livre, quand on lit, certes, des images nous parviennent, parfois difficilement, et l'écrivain (et encore plus l'écrivain jeunesse !) doit faire en sorte que les concepts, les images, les idées soient compréhensibles : Imaginables. Notre imagination est guidée. Si certains enfants, ou personnes en général n'arrivent pas à imaginer cela, c'est certes inquiétant, mais je ne dirais pas que les derniers médias en sont la cause. Car plus important que l'imagination, il y a l'émotion. Que ce soit Avatar, que ce soit une série télé, ou un jeu vidéo, l'important, c'est que les artistes derrière arrive à nous parvenir des émotions, joie, tristesse, peur... Et ça ca ne fait pas en écrivant des mots, en créant des images, en faisant des effets spéciaux. Qu'est ce qui permet de faire ressentir des émotions sur quelque chose d'irréel ? Dans cette question réside la beauté des arts, selon moi.
L'imagination, c'est déjà de la création. La création se fait par tâtonnement, avec des jouets, de la pâte à modeler, de la peinture, et beaucoup de jeux vidéo font appel à cet esprit créatif aussi ! Une fois qu'un enfant voit tout ce qui est possible, il voit au delà des idées rationnelles.
Je suis d'accord que la littérature jeunesse est trop négligée, et pas que dans le programme de l'éducation nationale ! Combien de mondes irréels n'aurais-je pas pu découvrir sans L'ordinatueur, Virus LIV 3 ? Mais je le clame haut et fort à vous la génération d'avant nous : ne mettons pas tout dans le même panier, certains univers de séries télé, de jeux vidéo, de cinéma, sont tout aussi incroyables et forts que de grands livres. Et il faudra que je dise l'inverse à la génération d'après !
2 De Sofia -
Eh, bien ! Je trouve le commentaire de Matthias tout à fait juste.
3 De Dorothée L. -
Une question que je me pose, c'est pourquoi, quand on entrait en 6è il y a 15 ou 20 ans, on était capable de lire du Pagnol, et pourquoi aujourd'hui, cela semble mission impossible.
Pourquoi on se voit obligé de donner à lire des textes plus facile, tirés de la "litterature jeunesse" ?
Pagnol, c'est pourtant d'un niveau qui (me) semble accessible, c'est distrayant. A moins qu'aujourd'hui il soit ringard d'aimer la Provence.
En dehors de l'enseignement de la lecture dans les petites classes, sans doute ne lit-on plus assez aujourd'hui. Sans doute est-on trop dépendant de l'informatique, de l'Ipod. Je ne dis pas cela pour jouer les vieux Schnock (!) - j'ai moins de trente ans tout de même - mais parce que je vois beaucoup de gens autour de moi pour qui il n'est plus NATUREL d'avoir dans son sac un livre, une feuiolle de papier et un stylo, de sortir un plan PAPIER de son sac et non son GPS.
Je crois que LE SUPPORT matériel, écrit, est important. De faire l'effort de DECHIFFRER activement et non de regarder PASSIVEMENT des écrans, cela joue beaucoup dans le fait que l'ACTE de lecture parait aujourd'hui plus difficile aux enfants.
Alors ensuite, imaginez, dans tout ce pré-maché qu'on donne partout, dans tout ces messages marketting, Pagnol, cela semble d'un niveau incroyable. J'imagine que c'est aussi le cas de Jack London. J'ai pourtant étudié L'Appel Sauvage en 6è, et toute la classe l'avait lu.
4 De Christian Grenier -
Les goûts des lecteurs changent, Chère Dorothée ! Ils changent parce que le monde change, parce que les émission à la télé ( et les films plus récents ) modifient nos choix, qui se portent désormais plus volontiers – et malgré nous – vers ce qui est plus rapide, plus immédiat.
Quant à la « littérature jeunesse », elle n’est hélas pas forcément plus « facile ».
D’abord, on y trouve de tout, le pire comme le meilleur. Mais surtout, le langage et les thèmes touchent plus facilement les lecteurs contemporains. Si un certain nombre de récits « destinés à la jeunesse » peuvent aider les lecteurs débutants ( ou ceux pour qui l’accès au livre n’est pas évident ) à entrer en littérature, pourquoi s’en priver ?
Leur imposer ( ce qui a tendance à se refaire, les nouvelles instructions vont dans ce sens ) des lectures plus anciennes, plus classiques, risque parfois de les rebuter.
Pagnol ? J’adore ! Mais ses univers sont parfois très étrangers à certains jeunes lecteurs.
L’ignorer, c’est prendre le risque d’aliéner à jamais le plaisir de lire de certains lecteurs qui, alors, n’auront jamais accès à toutes les littératures – y compris les plus simples.
Cela dit, je me bats avec mes propres éditeurs pour ne pas « raboter » les textes destinés aux jeunes qui, si on les écoute, ont tendance ( je parle des textes ! ) à aller au plus simple, à éviter les mots un peu complexes. Le problème est hélas complexe, car le premier objectif d’un éditeur n’est pas de toujours de hisser le niveau des lecteurs… mais surtout de plaire et de vendre !
Je partage à 100% votre opinion sur le support de l’écrit.
Et si vous parvenez à faire passer Jack London… nul doute que c’est aussi grâce à votre propre attitude positive devant la lecture, et à votre passion pour cet auteur – et d’autres !
CG