Une réponse de Roger Judenne à "Savoir lire, ça ne veut rien dire !"

Mon cher Christian.


    Quand tu as publié « Je suis un auteur jeunesse », je t’avais écrit pour te dire combien ce livre m’aurait été utile dans ma pratique quotidienne de conseiller pédagogique. Je viens de lire ta dernière niouze et tu penses bien que le sujet que tu y abordes ne me laisse pas indifférent.

    Je partage l’ensemble de ton analyse sur la lecture mais je te trouve trop pessimiste, même si je le suis aussi pour une majorité d’enfants qui vivent dans des milieux culturellement pauvres.

« Un enfant de six ans qui, pendant six ans, n’a pas été entouré de livres, d’adultes s’adressant souvent à lui, avec un vocabulaire riche et des dialogues fréquents, un gosse abandonné soit devant Gulli ( ou la première chaîne ), soit parmi d’autres enfants ou des gens dont le vocabulaire ne dépasse pas trois cents mots… celui-là n’accèdera jamais vraiment à la lecture, »

    Je refuse cette idée que tout est joué très jeune et qu’il n’y a rien à faire après 6 ans. Cette perspective est désespérante et aucun enseignant ne peut plus croire à sa mission s’il adopte ce postulat. Je ne crois pas que tout est définitivement perdu pour tout le monde.

    Avec mes jeunes profs d’école en formation, je développais –Je le fais encore de temps en temps puisque l’IUFM d’Orléans continue à me solliciter - une idée simpliste que j’appelais « La théorie de l’éponge ». On aura beau presser avec force une éponge neuve et sèche abandonnée sur un radiateur on n’en sortira jamais une goutte d’eau. Pour avoir une chance d’en faire sortir de l’eau, il faut d’abord laisser l’éponge dans le milieu le plus humide possible. Tout comme l’éponge, un être humain ne peut jamais restituer ou utiliser que ce qu’il a reçu un jour ou l’autre.

    Ce que tu dis de la lecture est peut-être encore plus vrai pour l’apprentissage du langage  parce que l’enfant part de zéro et a, au stade de bébé, très peu de contacts avec un environnement extra-familial qui peut compenser. Ce qui est de moins en moins vrai au fur et à mesure qu’il grandit.

    Certes, l’école ne peut que très imparfaitement  compenser les carences familiales mais elle peut agir. Chaque jour, régulièrement, quand un enseignant raconte des histoires aux enfants, lit des histoires, c’est non seulement une façon de construire une bonne relation enseignant-élève, leur faire plaisir et développer l’appétit d’histoires mais c’est, par imprégnation (l’éponge, toujours l’éponge !) une formidable leçon de vocabulaire, de grammaire implicite, de syntaxe, de conjugaison… de français et de culture. Bref, c’est le cas de tes petites filles.

    Pour l’avoir pratiqué moi-même à haute dose et pour l’avoir vu et fait pratiquer dans des dizaines de classes, je t’assure que ça marche. Certes, le résultat n’est jamais de 100% mais on ouvre ou en entrouvre la porte de la lecture à beaucoup d’enfants..
- L’ennui, c’est que, dans certaines classes, la maîtresse ne raconte jamais et ne lit jamais d’histoires. (on travaille vraiment : on fait des exercices sur des photocopies !)
- L’ennui, c’est que beaucoup d’enseignants ne sont eux-mêmes pas des lecteurs.
- L’ennui, c’est que, au collège en particulier, , on n’a jamais le temps de lire et d’échanger pendant les heures de classe. On doit toujours lire à la maison et, comme à la maison…. Certains enseignants de français demandent à leurs élèves de lire un livre à la maison, contrôlent qu’ils l’ont lu sans sauter une ligne en faisant une » interro-flicage », mettent une note et une appréciation… et n’ont pas, eux-mêmes,  lu le livre en question. Ne l’as-tu pas déjà constaté avec tes propres livres au cours d’interventions ? Les élèves ont plus ou moins lu ; l’enseignant, pas du tout. Les fichiers proposés par certains éditeurs favorisent cette pratique. Internet aussi puisqu’on y trouve questionnaires et réponses. Les élèves de lycée vont d’ailleurs de plus en plus sur les mêmes sites que leurs profs, ce qui leur permet d’avoir de bonnes notes sans rien lire. Mais l’enjeu, au lycée, n’est-ce pas d’avoir le meilleur salaire possible et la note n’est-elle pas le salaire de l’élève ?

    Un point que tu n’abordes pas par rapport à la maîtrise et au goût de lire m’inquiète énormément : le déficit d’imagination.

    Au-delà de la maîtrise du déchiffrage, au-delà de la compréhension, lire, c’est surtout être capable d’imaginer une situation que le lecteur n’a pas sous les yeux. Quand mes yeux lisent les 4 lettres de CHAT, il faut que mon imagination soit capable et exercée à construire l’image virtuelle d’un matou avec ses pattes, ses yeux doux ou cruels, son pelage noir ou blanc.. etc. Or ce n’est pas –plus- le cas chez beaucoup d’enfants. Fais l’expérience lors d’une prochaine animation : propose d’imaginer un animal, un paysage ou une scène extérieure. Donne quelques détails et demande ensuite de t’indiquer ce qu’ils ont « vu dans leur tête ». Certains vont se mettre à délirer mais d’autres n’auront absolument rien vu. Ils sont incapables de créer une image qu’ils n’ont pas sous les yeux. Le frein des mots est important, mais celui-ci est dramatique.

    Chez l’enfant, l’imaginaire se développe, entre autre, par le jeu, mais pas n’importe quel jeu.  Il n’y a rien à imaginer en regardant Gulli ou en jouant à la Nitendo. Pas beaucoup plus en jouant avec un robot hurlant et clignotant ou de beaux jouets avec lesquels il n’y a rien à faire d’autre que de les regarder. Finalement, l’imaginaire se développe surtout quand le gamin joue avec la boîte en carton qui servait d’emballage et qu’il est capable de la transformer en maison ou en grotte où se cachent des créatures. Vive le jeu de la marchande où l’enfant est capable de manipuler des brindilles et de dire qu’il vend des bananes. Vive les jeux de cabanes ou de la moto quand l’enfant est capable de courir les bras écartés dans la cour en tenant les poignées. J’en ai surveillé des récréations. J’ai souvent observé les enfants en train de jouer. L’enfant gros joueur de ce type de jeu est souvent un bon lecteur.
    D’où la boutade que je lance de temps en temps en affirmant que, à l’école, la leçon la plus importante, c’est la récréation.

    Dans ce type de jeu où l’imaginaire est le moteur, lire place l’enfant dans une position d’acteur, de constructeur de l’histoire. Au contraire, la télé, la DS, les écrans et beaucoup de jouets sophistiqués positionnent l’enfant en consommateur passif

    Les grands romanciers du 19ème avaient en face d’eux des lecteurs dont l’horizon était souvent restreint. Mais ces lecteurs étaient capables d’imaginer les Halles sans jamais avoir mis les pieds à Paris ou de faire le tour du monde dans des ballons qu’ils n’avaient jamais vus. Au début de ma carrière, « La gloire de mon père » était un délice pour des gamins de 11/12 ans. Il est impossible de proposer ce roman à des gamins du même âge aujourd’hui. Mais cela ne veut pas dire que, tout comme pour le Cid ou les textes du patrimoine, on doit mettre Pagnol au feu. Pour les enfants d’aujourd’hui, ce texte n’est plus une porte d’entrée dans la lecture, c’est tout. Ce serait même plutôt un vaccin. L’enfant doit d’abord, avant de l’aborder, parcourir un chemin de lecteur et ce chemin, c’est précisément la lecture des textes jeunesse que nous proposons.

    D’où l’erreur monumentale des nouveaux programmes de l’Education Nationale qui ne conseillent plus (dissuadent ?) aux enseignants de s’appuyer sur la littérature jeunesse. En voulant élever le niveau et en proposant de revenir d’emblée aux textes du patrimoine, on ferme définitivement la porte de la culture à quantité d’enfants.


    Mais, comme tu le dis dans ta conclusion, que je partage entièrement, n’est-ce pas là l’objectif ?

Roger Judenne ( Ecrivain )

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