Les tics de langage sont vieux comme le monde.
Au milieu du XXème siècle, les personnes interviewées à la radio – et un bon nombre d’enseignants – utilisaient, comme tremplin oratoire, le fameux « n’est-ce pas ? » sans parler de l’onomatopée favorite de ceux-qui-voulaient-se-donner-le-temps-de-réfléchir-pour-répondre : le court et classique « euh… » que l’on pouvait prolonger à volonté comme l’indique en musique le point de prolongation ( ou le point d’orgue ).
Parmi les anciens élèves qui ont mon âge ( 70 ans au compteur, eh oui ! ), quels sont celles ou ceux qui, au collège ou au lycée, n’ont jamais joué à ce concours consistant à noter en douce sur une feuille le nombre de « n’est-ce pas ? » prononcés, pendant son heure de cours, par le prof qui était atteint de cette bénigne mais tenace maladie oratoire ?
Eh bien les modes changent.
Et les tics langagiers aussi.
Depuis quelques années, une expression a fait son apparition ; et rares sont celles et ceux qui ont résisté à sa contagion.
Je veux parler d’en fait.
Désormais, à la radio ou à la télévision, personne ne peut plus prendre la parole sans s’aider de cette béquille en apparence anodine, mais dont la répétition finit par agacer comme le petit doigt levé d’Agamemnon1.
Une béquille ? Oui. Car en fait ne sert à rien. C’est une façon faussement littéraire de remplacer le banal euh… ou le vulgaire : ben…
Voulez-vous partager mon agacement ?
C’est simple : soyez attentif.
Quand vous écoutez un commentaire, une interview, la réponse d’un passant, d’un homme politique, d’un touriste ou du moindre quidam à une question, essayez de comptabiliser le nombre de fois où il ( ou elle ) utilisera en fait. Prononcé le plus souvent en début de phrase, il peut s’y insérer ( et s’ajouter ! ) deux ou trois fois au cœur même de la réponse.
Peut-être allez-vous répliquer : « Mais c’est légitime ! L’expression en fait marque une nuance dans la façon de répondre. »
En théorie, oui.
En fait est censé signifier : pas tout à fait. Ou encore suggérer : « votre question est mal posée, la réponse semble aller de soi mais comme vous allez en juger, elle est différente de ce que vous attendez. »
En fait pourrait donc être le synonyme affaibli de l’expression : en réalité.
Problème : le en fait en vigueur aujourd’hui n’a plus du tout ce sens et cette nuance.
En fait ( = en réalité ), en fait ne sert à rien ! Rien qu’à prolonger la réflexion en prononçant deux mots qui pourraient aussi bien signifier : « je vais vous répondre, hum ! Laissez-moi réfléchir, j’ouvre les guillemets… »
Vous n’êtes pas convaincu ? Enregistrez les phrases ( à la télé, à la radio, ou de vos proches, enfants compris ! ) prononcées et ponctuées de plusieurs en fait. Et supprimez-les.
Ca devient nettement plus clair et plus direct.
En fait est une graisse inutile, superflue, qui permet de gonfler la phrase ( et de gonfler, hélas, l’auditeur trop attentif que je suis ).
Parfois, le locuteur s’aperçoit qu’il répète un peu trop en fait ; il utilise alors une nouvelle béquille directement hérité de la première : l’adverbe effectivement. Qui, par rapport à en fait, offre en réalité une nuance de taille : parce que si en fait nuançait au départ la réponse ( rappelez-vous son sens originel : en réalité, pas tout à fait… ), le terme effectivement la conforte par rapport à la question, il signifie : tout à fait, vous avez raison de le dire !
Nuançons : à y bien réfléchir, dans la bouche de certains locuteurs ( comme les hommes politiques ) qui cherchent à convaincre, en fait a une fonction plus insidieuse : celle de relier ( artificiellement ) les idées ou les faits entre eux, une façon de vous tenir par la main et de vous entraîner dans un raisonnement pseudo logique.
Il a la même fonction que l’expression ( devenue courante, autre tic : ) pour une raison simple. Autrement dit : ne vous cassez pas la tête, ce n’est pas compliqué, tout s’enchaîne et tout s’explique, ça va devenir très clair dans votre esprit…Et si ( c’est implicite, sous-entendu ), par extraordinaire, vous décrochez en route, c’est que vous volez vraiment bas : c’est SIMPLE, donc vous devriez avoir compris, comme les autres ( et si ce n’est pas le cas, mieux vaut faire semblant ! )
Cette minute du vieux schnock vous fait sourire ?
Vous jugez que ce tic de langage : en fait, est une broutille ( attention aux deux points, à la virgule, à l’emplacement des mots : je n’ai pas dit : que ce tic de langage est en fait une broutille ! ) et qu’il ne mérite pas… d’en faire tout un plat ?
Je ne suis pas d’accord.
Cette contagion langagière me semble caractéristique et dangereuse.
Elle nous montre combien nous sommes perméables, prêts à nous plier aux modes.
On sait combien je suis attentif à la force des mots qui, comme l’affirmait Brice Parrain, sont des pistolets chargés.
En fait semble une cartouche à blanc ?
Ce n’est pas si simple…
Avez-vous remarqué comme les mots ont changé, afin de déguiser et de minimiser la réalité ? On ne parle plus de chômeur mais de demandeur d’emploi. Le conflit a remplacé la guerre. Les compressions de personnel ( j’adooore le mot compression : en informatique, pour les photos ou pour le texte, on garde tout mais ça tient moins de place ! Ce qui est compressé finit d’ailleurs par être oublié ou disparaître.. ) quand ce n’est pas les départs volontaires ( on vous invite à quitter l’entreprise, on va bien finir par se mettre d’accord ? ) ou l’anodine et scientifique flexibilité ( allons, ne soyez pas buté, stupide et rigide ! ) remplacent peu à peu le cruel et inconvenant licenciement. Le capitalisme est aujourd’hui déguisé en sympathique économie de marché. Même notre futur réchauffement climatique, après tout, n’a rien de très effrayant : dans une entreprise ou dans une discussion, quand le climat se réchauffe, c’est plutôt bon signe, non ?
Bref, il faut po-si-ti-ver.
Sans nous en douter, nous entrons, avec un glissement général librement accepté et multiplié, dans ce qu’un certain George Orwell appelait : la novlangue.
Mais dieu merci, 1984 est loin derrière nous !
CG
1 Lire Electre de Jean Giraudoux, notamment l’Acte II, scène 8 .
1 De Jean Louis Bobin -
Bonsoir,
J'ai bien aimé cette chronique du vieux schnock, j'en suis un autre, dont la fin m'a fait penser à un jeu de mots néo langagier très courant. Quand une même substance a plusieurs noms, elle ne fait pas le même effet selon le terme que l'on emploie.
J'en ai sous le clavier un bel exemple à résonance écologique: le gaz. Je suis suffisamment âgé pour avoir connu dans toute ville qui se respectait l'usine à gaz, la vraie qui n'était pas encore le symbole redouté de la complexité administrative. On y obtenait, par distillation de la houille, un gaz composé essentiellement de méthane avec un peu d'hydrogène. Lorsqu'est arrivé le gaz de Lacq ou de la Mer du Nord, on a baptisé ce méthane presque pur gaz naturel pour bien marquer la différence d'origine avec le gaz de ville. Aujourd'hui, et ENGIE ne se prive pas d'en abuser dans sa communication, l'adjectif naturel confère à ce gaz une vertu refusée au gaz de schiste, tout aussi naturel mais c'est une horreur, et encore plus au méthane, gaz à effet de serre.
Depuis quelques semaines dans la région de Los Angeles, un puits défectueux laisse échapper du gaz qui a cessé du coup d'être naturel. On est en présence d'après toute la presse d'une dangereuse fuite de méthane!
2 De grenier christian -
Merci, Cher Louis Bobin,
pour ce complément judicieux qui nous montre comment un gaz naturel peut revêtir tout à coup des aspects très différents selon les circonstances !
Et bienvenue au club des Vieux Schnocks, qui se méfient parfois ( comme vous ) de tout ce qui est présumé "naturel" - du haschich au curare, en passant par l'amanite phalloïde, qu'on trouve... dans l'état naturel !
CG