Oui, Hugo... mais lequel ?
J’ai grandi avec Victor Hugo : avec ses poèmes, appris par cœur en classe ; avec ses romans, que possédaient mes parents dans des éditions originales ; avec son théâtre que j’ai eu la chance de voir des dizaines de fois au Français. Et même avec ses essais, grâce à un admirateur inconditionnel, auteur d’un ouvrage peu connu que mon père fut amené malgré lui à diffuser : Victor Hugo, le prophète(d’Emile Born, Editions du Scorpion, 1962).
Hugo m’a toujours emporté, enthousiasmé, ému aux larmes.
Mais à la fin du XXe siècle, Hugo n’était plus tendance. Au point qu’avouer son admiration, son amour pour le géant du XIXe siècle suscitait – mais si, je vous assure ! – des sourires goguenards ou au mieux polis.
Je me souviens de ma surprise quand, il y a vingt ans, me trouvant en animation avec ma vieille complice Claude Cénac, la figure de notre héros national fut abordée dans la conversation au cours d’une longue soirée. Claude m’avoua sans honte que sa lecture la bouleversait toujours autant. Moi aussi, lui ai-je avoué. Et nous avons passé le reste de la soirée à le citer et le réciter de mémoire, des tirades de Ruy Blas ou d’Hernani à : Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne ou encore à La Conscience, ce monument de La Légende des siècles que je connais encore par cœur.
Les Misérables, je l’avais lu à 14 ou 15 ans, de bout en bout, et sans aucun mérite. Mes parents possédaient une cinquantaine d’ouvrages, et ce récit faisait partie de ceux qui ne m’étaient pas interdits. Depuis, je ne l’avais plus relu que par petits bouts, ne serait-ce que dans le cadre de mon métier de prof de lettres.
Aussi, avant de partir pour La Réunion ( onze heures d’avion aller, onze heures d’avion retour, sans parler des deux fois cinq heures supplémentaires pour la correspondance Orly- Blagnac ), je n’ai emporté qu’un seul ouvrage, et je n’ai pris aucun risque : Les Misérables, dans sa version Pléiade de 1976, 1500 pages ( auxquelles s'ajoutent 300 pages de « notes et variantes » ).
Les Misérables, tout le monde connaît, ou plutôt croit connaître.
Tout le monde a vu l’une des adaptations du roman, film ou série, au cinéma ou à la télévision. Elève, on a forcément abordé le roman, en extraits.
Ado, on a même parfois lu l’ouvrage, dans une version forcément réduite.
Mais qui a lu la version intégrale ?
Aujourd’hui, pas un Français sur mille ou sur dix mille, je le parierais volontiers !
Mes parents l’avaient lu, mes grands-parents aussi.
D’ailleurs, je possède encore l’ouvrage de ma famille, relié de cuir noir – et d’autres, plus récents brochés ou en poche.
A la fin du XIXe siècle, dans la foulée des lois de Jules Ferry et de l’apprentissage de la lecture par toute la population française, adultes ( et enfants, parfois ! ) lisaient Les Misérables – comme on lisait Dumas, Sand, Eugène Süe, Zevaco et ce best seller oublié que fut, en 1882, Le maître de forges de Georges Ohnet.
Un souvenir : en 1980, à Epinay sur Seine, le professeur de lettres de notre fils ( il était en 5ème et avait 12 ans ) imposa à toute la classe la lecture du roman dans sa version intégrale.
A l'époque, Sylvain, était sans doute le meilleur lecteur de la classe. Certes, il était très spécialisé dans la SF et moins gourmand de classiques. Mais disons qu’il avait de l’entraînement. Eh bien il a buté.
Et quand j’ai repris le texte à mon tour, j’ai vite compris pourquoi. Je me souviens même m’être demandé si le prof ( un agrégé de Lettres, certes ! ) avait lu le roman dans son intégralité.
Ce qui me permet de poser deux questions récurrentes :
1/ Doit-on vraiment continuer de proposer les ouvrages qui ont ( mythe ou, hum, réalité ? ) baigné l'enfance de nos grands-parents ? C'est à dire, en vrac, Robinson Crusoé, Le dernier des Mohicans, Dom Quichotte ( bon courage ! ) Alice au pays des merveilles, Peter Pan, David Copperfield, 20 000 lieues sous les mers ou même Mon amie Flicka ( et j'en passe ! ), sans parler bien entendu de l'Iliade et surtout l'Odyssée !
A ceux qui sans hésitation répondraient :
- Mais oui, bien entendu !
Je rétorquerais aussitôt :
- Les avez-vous relus ? Essayez !
2/ Et puisqu'il n'est pas question, évidemment, de faire l'impasse sur ce patrimoine littéraire mondial, européen et souvent français... alors comment aborder ces classiques ?
Longtemps, je me suis battu pour le texte intégral ! Et, je crois, à juste titre...
Lire par exemple la version expurgée ( par Michel Tournier ) de Robinson Crusoé, réédité autrefois par Gallimard en 1000 soleils, est une trahison de la pensée et de la morale de Daniel de Foe ! Car ce qui a été enlevé, ce sont toutes les ( longues, certes ) considérations religieuses et morales de l'auteur. Sans elles, la lecture revêt parfois un aspect condescendant, paternaliste et raciste que ces digressions rectifient.
Mais comment les faire avaler à de jeunes lecteurs ?
De même, lire Les Misérables dans une version courte, c'est sans doute réduire et même trahir Hugo.
Pour vous en convaincre, vous qui connaissez Les aventures de Tintin ( ou celles de Blake et Mortimer , souvent riches en texte ! ), imaginons que pour en faciliter la lecture aux nouvelles générations, on s'avise tout à coup d'enlever carrément le texte des bulles.
Pourquoi pas ? Lire des mangas ne rend-il pas la lecture des bulles de plus en plus difficile ?
Lire un classique amputé ( en général de ses descriptions, longueurs, considérations de l'auteur ), c'est se contenter... d’avoir une idée de l'action.
A cet égard, La Recherche pourrait alors aisément tenir en une centaine de pages... mais que resterait-il de l'oeuvre, du style de Proust ?
Le débat reste ouvert. Parce que la question n’est pas anodine.
Sur le plan pédagogique, il devient de plus en plus difficile de « faire passer » des œuvres du patrimoine, qu’il s’agisse de romans ou de théâtre. Les expurger ? Les simplifier ? Les réécrire ?
En retenir des extraits – mais lesquels, et à quel prix ?
Et quand on sait que les instructions recommandent de réserver les « livres jeunesse » à la lecture libre et cursive… on peut s’inquiéter. Si LIRE se réduit à la classe, aux études, et à des ouvrages dont le style, la longueur et les ambitions sont inaccessibles à la majorité des jeunes, alors il y a fort à parier que cette activité va subir dans les années à venir une crise aux conséquences douloureuses, moins celles du livre papier que de l’intelligence et de la culture…
1 De Le cédéiste -
Je suis toujours et sans cesse estomaqué par ta culture, Christian ! Je me sens, nain. Comme tu m’avais impressionné la fois où à la maison tu récitais du Hugo. Savoir que tu as passé une soirée avec Claude Cénac a réciter des vers me stupéfait. Aujourd’hui, je ne sais plus rien ! Plus aucune poésie. C’est triste. Je ne me souviens non plus de ce que nous lisions ou récitions en français, c’est comme si l’on m’avait lavé l’esprit. Ah, si : « Knock » de Jules Romains, je me souviens de Knock et aussi de « Jacquou le Croquant. » Le professeur, une dame au chignon qui m’impressionnait et à la jupe de couleur marron, montée bien haut sur le ventre (il y a quand même des choses importantes dont je me souviens !), nous avait également recommandé de regarder le film qui passait à la télé le samedi soir. Ni une ni deux, mes parents étaient partis acheter une télévision. Le professeur avait dit... donc... C’était une autre époque. J'ai été marqué par "Le pain noir" de Clancier.
Ado, j’ai été impressionné par Fenimore Cooper : combien de fois ai-je lu Le Dernier des Mohicans ! J’ai essayé de le mettre entre les mains de bons élèves, pour le plaisir. Echec sur toute la ligne. Jules Verne ne passe plus non plus auprès des élèves. Evidemment Dumas a bercé mes soirées, avec notamment ses Mohicans de Paris ou Joseph Balsamo. Et puis, bien sûr, le génie de Victor Hugo...
Pour ma part, j’ai retenu Quatre-vingt treize, sans doute mon côté historien, une fresque passionnante et un chef d’oeuvre. Une de mes collègues a donné la version abrégée des Misérables (Ecole des loisirs) à lire aux élèves ; je les ai vus au CDI suer sang et eau dès le premier paragraphe. Vocabulaire, tournures de phrases étaient à cent mille lieues d’eux... et le livre a vite été refermé pour être rangé dans les cartables. L’ont-ils repris, plus tard ? J’en doute. Désormais, ne pas lire le livre proposé par l’enseignant ne perturbe pas le moindre du monde ! D’autres collègues ne donnent que des extraits à lire (les élèves avaient tout de même une vue d’ensemble de l’histoire), des extraits qui ont touché les élèves de la classe de 4ème car bien des thèmes sont d’actualité : la misère, l’injustice... Le film de Robert Hossein a sert aussi à aider à comprendre l’histoire. Elles ne se seraient jamais lancé dans la lecture entière... de la version abrégée, trop compliquée (développements politiques complexes qui demandent une bonne culture, vocabulaire trop compliqué...)...
Bon... je viens de m’acheter – malheureusement en poche – la réédition des Misérables (Pocket), un énôôôme pavé.. En viendrai-je à bout... En tout cas, tout au long de la lecture, j’aurais à l’esprit ton billet.
Belle soirée à toi, Christian. Embrasse Annette.
Christophe
2 De christian grenier -
Comment te remercier, Cher Christophe,
pour ce long ( et si élogieux ! ) commentaire ?
A la vérité, je n'ai aucun mérite. La culture, c'est... la culture des centres d'intérêt, la passion, la curiosité, et ça ne se commande pas.
Connaître une poésie par coeur, cela relève du même procédé que le souvenir : on se souvient bien des choses... que l'on rappelle souvent à sa mémoire.
Et chez moi, Hugo ( sans parler de dizaines d'autres écrivains et poètes, Flaubert en tête ! ) reste présent. Parce que je le relis, je le parcours, je m'y replonge ( dans Proust aussi... et Montaigne, et Anatole France ! ) à intervalles réguliers.
Et les poésies, je les récite ( ou me les récite ) à moi-même, comme on déguste un bon plat !
Très éditifantes ( et émouvantes ), les circonstances dans lesquelles tes parents ont acheté la télé !
Je sais que Jules Verne ne passe plus auprès des jeunes ( sauf peut-être Le tour du monde en 80 jours, l'un de ses récits les plus percutants, les plus courts ), et encore moins Fenimore Cooper !
Le cinéma peut en effet être un bon moyen... DE FAIRE CONNAITRE L'HISTOIRE que recèle un récit. Mais en aucun cas, je le crains, elle ne peut être un vrai tremplin à la lecture. On a une vague idée de l'histoire quand on a vu un film tiré d'un roman. Voir un film ne peut en aucun cas remplacer la lecture d'un ouvrage, ce n'est pas comparable.
Cela dit, j'ai beaucoup aimé la version des MISERABLES de Robert Hossein, je le dis sans honte. Lino Ventura a la gueule du personnage. Et la fin du film ( qui est fidèle à la fin du roman ) est particulièrement émouvante et grandiose : tout à coup, Jean Valjean, qui marche enchaîné avec d'autres prisonniers - on devine qu'il rêve - voit ses chaînes tomber. Il est stupéfait. Et ( je crois ), une voix off d'outre-tombe lui déclare : "maintenant, tu es libre".
Il est mort.
En évoquant cette scène... j'en ai encore le frisson.
Amitiés et bises à tous les Boutier, Cher Christophe !