Les Misérables, Victor Hugo, La Pleiade

L’histoire ? On croit la connaître…

Autrefois émondeur à Faverolles, l’ancien forçat Jean Valjean, récemment libéré, cherche une auberge pour manger et dormir.

S’il a fait 19 ans de bagne, c’est moins pour le vol d'un pain que pour avoir trop souvent tenté de s’évader. Mais comme on le dirait aujourd’hui, il a la haine

Partout, on le refoule, car son passeport jaune trahit son état d’ancien prisonnier.

Il trouve finalement refuge chez Monseigneur Myriel. Accueilli comme Zeus et Hermès chez Philémon et Baucis, il part pourtant avant l’aube en emportant les couverts en argent de l’évêque.

Arrêté par les gendarmes, qui le soupçonnent de vol, il est relâché grâce à Monseigneur Myriel. L'évêque affirme non seulement qu’il lui a donné ses couverts, mais que son invité d'une nuit a de surcroît oublié les chandeliers en argent…

Stupéfait et libre, Jean Valjean croise alors la route d’un jeune savoyard, un enfant, le fameux Petit Gervais… qui perd une pièce de quarante sous que Jean Valjean bloque sous sa chaussure. Un vol indigne qui sera, chez Valjean, son dernier méfait. D’ailleurs, longtemps après, il recherchera les jeunes Savoyards et sera toujours avec eux d’une générosité suspecte !

Son forfait à peine accompli, Jean Valjean le regrette. Il cherche à rattraper le coup, comme on dit.

En vain. Mais qu’importe, cette dernière mauvaise action ajoutée au geste généreux de Monseigneur Myriel a fait son œuvre : c’est une rédemption.

Jean Valjean sera désormais non seulement honnête, mais il tentera toute sa vie durant d’être digne du modèle de celui qui lui a montré la voie…

Les vingt premières lignes de mon résumé sont trompeuses.

Parce que le nom de Jean Valjean apparaît… page 78, au fil du « deuxième livre ».

Jusque là, le héros était Monseigneur Myriel, « un juste », dont Hugo nous dresse le portrait. S'y ajoutent celui de sa sœur, de sa bonne, et en passant celui de la ville de Digne, nourri de nombreuses anecdotes : celle du brigand Cravatte, sans parler de la liste des dépenses de cet homme d’église, presque un saint, puis ses réflexions sur le monde ecclésiastique…

La diatribe sur « les évêques bien en cour, riches, rentés, habiles » montre que Hugo a sans doute lu Le Rouge et le noir ! Lire pour s'en convaincre toute la page 54 !

Le premier livre, consacré à Monseigneur Myriel, ne compte pas moins de 14 chapitres. Ce portrait unique est presque un roman à lui tout seul !

Bref, le vol de l’argenterie ne survient qu’à la page 104, et c’est moins de dix pages plus loin que Jean Valjean est relâché ( certes à regret ! ) par les gendarmes.

Si je m’étends longuement sur ce début, c’est qu’il est emblématique de l’ensemble…

Sur cent pages de récit, l’action proprement dite en occupe moins de dix. Ce sont ces dix pages que l’on connaît, encore les résume-t-on souvent à deux ou trois pages d’extraits !

Seulement voilà : pour que le lecteur soit authentiquement bouleversé, il lui faudra lire les cent pages qui précèdent. S'il n'est pas pénétré par la générosité, la bonté de ce prêtre, il lui sera difficile de sursauter, de bondir ou de sourire quand Jean Valjean, par exemple, s’écriera : « Ce n’est pas le curé ? » en constatant que les gendarmes l'appellent "Monseigneur". Car la pauvreté de la demeure de l’ecclésiastique l’a trompé.

Le Livre Troisième ( Accomplissement de la promesse faite à la morte ) commence par une description minutieuse de… l’année 1817 !

Et Hugo ne nous brosse le portrait d’un groupe de quatre joyeux fêtards, et de leur petite amie respective ( on n’est déjà pas très loin des Copains, de Jules Romains, et l’on pense parfois à certaines scènes de l’Education sentimentale de Flaubert ) que pour nous montrer les cruelles circonstances dans lesquelles… Fantine, à peine déflorée, se trouve enceinte et abandonnée par le bien volage Tholomyès.

En revenant chez elle, à Montreuil sur Mer, l'infortunée Fantine confie son enfant, Cosette, au couple Thénardier, qui saignera la mère jusqu'au dernier sou ( au dernier cheveu et à la dernière dent ! ) avant qu'elle ne rende l'âme entre les bras du héros – qui a changé d’identité.

Eh oui ! Entre-temps, devenu à Montreuil sur Mer, le maire, ainsi, que l'honorable et généreux Monsieur Madeleine, Jean Valjean est identifié ( et finalement repris ! ) par Javert - et tout cela pour avoir sauvé la vie d'un conducteur coincé sous sa charrette, un certain père Fauchelevent ! Après un débat intérieur devenu célèbre ( Tempête sous un crâne ! ), notre forçat repenti se dénonce au policier pour innocenter celui qu'on soupçonne d'être Jean Valjean ( c'est "L'affaire Champmathieu" ).

Mais Jean Valjean s'enfuit à nouveau, ou plutôt il disparaît, ne serait-ce que pour accomplir une promesse : retrouver la petite Cosette, dite "l'alouette".

Il la recueille ( ou plutôt l'achète aux Thénardier ! ) pour se réfugier avec elle, d'abord dans la "masure Gorbeau" puis, grâce à la complicité du Père Fauchelevent, dans le couvent du Petit Picpus, car il est toujours poursuivi par Javert, stupéfait d'avoir vu s'évanouir son suspect quasiment devant lui après une course-poursuite mémorable et très cinématographique...

C'est alors que Hugo revient à la fameuse "masure Gorbeau" pour s'intéresser de plus près à deux de leurs nouveaux occupants : Gavroche, le gamin de Paris, et son double argenté, Marius de Pontmercy, un garçon élevé par son grand-père et injustement séparé de son père... celui-là même que l'infâme Thénardier a détroussé à Waterloo !

Voilà enfin noués les fils de la suite de ce drame à multiples détentes, un feuilleton à la fois digne des attentes des lecteurs de 1862, mais aussi des meilleures séries télévisées contemporaines.

Hugo n’était pas seulement un précurseur en matière politique. N'a-t-il pas, il y a un siècle et demi, évoqué les futurs Etats-Unis d’Europe ?

Quelques remarques…

Ce feuilleton, ce drame, Hugo s'y est attelé des années durant, puisque le récit que l'on connaît n'est que la reprise d'un manuscrit initialement baptisé Les Misères. Un drame qui se révèle sans doute le premier grand vrai polar de la littérature française, en même temps qu'un tableau édifiant des moeurs du XIXe siècle, mœurs qui rappellent tristement certaines situations d’aujourd’hui. Sur bien des plans, hélas, Hugo reste d’actualité.

Car l'auteur nous fait évoluer dans tous les milieux, et il profite de la moindre occasion pour nous faire une leçon d'histoire, de géographie... de morale ou de politique. Il émaille son récit de mille et un détails qui sont autant de précieux indices sur la vie ( et les misères du peuple ) dans la première moitié de son siècle.

A l'image de son auteur, ce récit reste un monument, un testament ( oui... parfois, c'est quasiment biblique ! ), hélas amputé dans la plupart de ses versions actuelles de grandes digressions. Hugo en est conscient puisqu’il avertit alors son lecteur : "Ici, il est difficile de ne pas méditer un instant «  ( p 96 ) Ou en glissant, p. 521 : « Que le lecteur nous permette encore une petite digression, étrangère au fond de ce livre… » Et, p. 537 : « Encore quelques mots ».

Ou même, p. 512 : « nous nous bornerons à constater ici et à indiquer brièvement ( hum, tout est relatif, il occupe plusieurs pages ! ) un fait réel et incontestable, qui d’ailleurs n’a en lui-même aucun rapport et ne tient par aucun fil à l’histoire que nous racontons ».

Ces digressions échappent au lecteur des versions raccourcies.

Dommage, car Hugo nous y livre le meilleur de lui-même au moyen de portraits étonnants :

« Satan devait par moments s’accroupir dans quelque coin du bouge où vivait Thénardier et rêver devant ce chef-d’œuvre hideux. » ( p. 440 )

Ou de formules exemplaires.

Comme, p. 453 :  « Jean Valjean n’avait jamais rien aimé. Depuis vingt-cinq ans, il était seul au monde. Il n’avait jamais été père, amant, mari, ami. Au bagne, il était mauvais, sombre, chaste, ignorant, farouche. Le cœur de ce vieux forçat était plein de virginités. (…) C’était ( il est question de Cosette ) la deuxième apparition blanche qu’il rencontrait. L’évêque avait fait lever à son horizon l’aube de la vertu ; Cosette y faisait lever l’aube de l’amour.(… ) Pauvre vieux cœur tout neuf !  »

Ou p. 520 : «  Car Dieu ouvrait les fleurs avant que l’homme taillât les pierres. »

Ou, p. 525 : «  Le passé a un visage, la superstition, et un masque, l’hypocrisie. Dénonçons le visage et arrachons le masque. » Ou, p. 534 : « Ecraser les fanatismes et vénérer l’infini, telle est la loi ». Ou, p. 535 : « La brute jouit. Penser, voilà le triomphe de l’âme. »

Ou, p. 621 : « Toutes deux avaient des ailes, l’une comme un ange, l’autre comme une oie. »

Ou encore, p. 174/175 : " Le suprême bonheur de la vie, c'est la conviction qu'on est aimé ; aimé pour soi-même, disons mieux, aimé malgré soi-même.(...) On ne voit rien mais on se sent adoré. C'est un paradis de ténèbres."

Un magnifique hommage à la Femme... hommage tempéré plus loin ( p. 392 ) par ce jugement quelque peu dépassé digne de "La femme de trente ans" de Balzac : "Thénardier venait de dépasser ses cinquante ans. Mme Thénardier touchait à la quarantaine, qui est la cinquantaine de la femme ; de façon qu'il y avait équilibre d'âge entre la femme et le mari. " ( ! )

Que dire, encore, de cette naïve et terrible parole d’enfant, phrase nichée au creux de dizaines de pages consacrées à la description ( exemplaire ! Mais c’est une description… ) du Petit-Picpus du côté de l’année 1827 ( Livre 6ème )

- Moi, ma mère n’était pas là quand je suis née !

Digressions qui sont autant de passionnants indices sur, par exemple, les raisons pour lesquelles les meuniers ne prennent pas le temps de trier le grain : " est-ce que nous sommes responsables de ce qu'il y a dans les sacs ? Nous y trouvons un tas de petites graines que nous ne pouvons pas nous amuser à éplucher, et qu'il faut bien laisser passer sous les meules ; c'est l'ivraie, c'est la luzette, c'est la nielle, la vesce, le chènevis, la gaverolle, la queue de renard..." ( p. 391 )

Ou sur une analyse quasi psychanalytique sur l'obscurité et la peur ( toute la page 40 ! )

Mais qui, aujourd'hui, est prêt à affronter le monologue de Grantaire, l’un des compagnons de Marius : trois grandes pages ( 680, 681, 682 ) !

Ou cette parenthèse de soixante pages qu'est Waterloo ( 2ème Partie, Livre 1er ) - une description précise de la bataille où, au détour d'un paragraphe ( La lune était sinistre sur cette plaine, p. 369 ), on retrouve l'écho du poème L'Expiation : Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine ! Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine.

Digressions sans lesquelles ne pourra pas naître l'émotion - grandiose - que le lecteur ressentira ( page 426 ) à la lecture de ces deux brèves lignes de dialogue, qui achèvent l'achat par Jean Valjean de la magnifique poupée à Cosette :

- Joue donc, Cosette, dit l'étranger.

- Oh, je joue ! répondit l'enfant.

Je défie alors le lecteur de ne pas pleurer.

Encore faut-il qu'il ait lu les dizaines de pages qui précèdent... comment faire ?

Quand on est jeune, se contenter d’extraits, ou d’un roman réduit, tout en sachant qu’on n’a pas eu accès à l’œuvre, mais à un seul de ses aspects.

Et un vieux lecteur sera sans doute ébloui par la lecture intégrale de ce roman colossal.

Il existe des dizaines de versions intégrales des Misérables.

Celle que j’ai choisie est l’ouvrage proposé par La Pléiade ( imprimé en 1976 ), dont l’introduction et les « notes et variantes » de Maurice Allem éclaireront le lecteur averti, qui souhaiterait connaître les retraits ou ajouts d’Hugo par rapport au manuscrit d’origine, Les Misères.

Et comment ne pas être séduit par les ouvrages de cette prestigieuse collection… un format de poche papier bible et en cuir, doré à l’or fin !

Une petite remarque : quand je travaillais chez Gallimard, on m'a affirmé que La Pléiade était la seule collection en France où l'on ne trouvait aucune coquille...

Faux !

J'en ai repéré quatre, pages 381, 514, 644 et 678.

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