A cinquante ans ( donc en 2005 ), Modiano a décidé de se confier. De se raconter. D’évoquer sa naissance, ses parents, son éducation, et les dizaines de gens qu’il a côtoyés avant de publier, à 23 ans, son premier roman : La Place de l’étoile, où se décèle à peu près toute son œuvre future.
Autobiographie, donc ? Eh bien non, pas vraiment. Je suis un chien qui fait semblant d’avoir un pedigree, nous confie-t-il pour justifier son titre.
D’ailleurs, comme il le révèlera à François Busnuel ( Lire N° 430, de novembre 2014 ), notre dernier Prix Nobel de littérature n’aime pas l’autobiographie. Il juge ce genre impudique.
En ce cas qu’est-ce qu’Un pedigree ? Un constat. Une sorte de compte-rendu sec, si possible objectif et détaché, sans souci de juger ni même de comprendre ou d’analyser. Dix ans plus tard, Modiano juge d’ailleurs qu’Un pedigree se rattache à ses autres romans – et on sait combien ses récits ont puisé leurs décors et leurs personnages dans la vie, l’enfance et le passé de la famille de l’auteur !
Or, même si le ton du récit est souvent détaché, même si Modiano a un regard photographique sur des événements lointains, on ne peut pas lire Un pedigree sans être touché – et parfois bouleversé… mais là, je suis peut-être partisan.
Car Modiano et moi avons quelques points communs : le métier ( l’écriture – je ne parle pas du talent ! ), la date de naissance ( il est mon cadet d’un mois ! ) et un quartier ( pas si perdu ) : la rue Championnet, la station de métro Lamarck-Caulaincourt et l’hôtel Terass ( sic, page 100 ) – en réalité le Terrass Hôtel de la rue Caulaincourt, où ma femme et moi allions parfois dîner quand nous habitions en face du Gaumont Palace, que Modiano a aussi fréquenté. Sans parler de Charlot roi des coquillages et même de Roger La Frite ( p. 121 )
Quelle enfance terrifiante !
Né le 30 juillet 1945 (…) d’un juif et d’une flamande qui s’étaient connus à Paris sous l’occupation, Modiano évoque d’abord ses grands-parents puis ses parents : un père livré à lui-même très jeune qui, dès 18 ans, se livre au trafic d’essence. Après avoir changé de prénom ( Alberto devient Aldo ) puis de nom, pour échapper aux rafles, il multiplie les aventures sentimentales et financières et fait du marché noir avant d’épouser une actrice.
Après la naissance de Patrick, le couple aura un autre garçon, Rudy, qui mourra prématurément. Une confidence que le lecteur attentif pourra relier aux dédicataire de son futur Prix Goncourt ( Rue des boutiques obscures, 1978 ) : Pour Rudy, Pour mon père
En le découvrant, j’en ai frémi.
Car l’enfance de Modiano n’est pas heureuse. Très vite, ses parents se séparent, chacun va vivre sa vie… et Patrick sera confié à des amis, puis mis en pension jusqu’en 1960 à l’école du Montcel ( où l’on trouvait des enfants mal-aimés, des bâtards, des enfants perdus ). Pendant quatre ans, discipline militaire. Chaque matin, lever des couleurs. Marche au pas. Section, halte (…) Brimades… On pense à Charles Juliet, de 11 ans son aîné.
Déraciné, abandonné à lui-même, le jeune Modiano lit et se cultive ; il erre, dort chez l’un ou l’autre – quand il n’est pas à la rue ! Pour ses parents, il est un poids ; on l’envoie en Haute Savoie, comme pensionnaire, encore. En 1962, je serai renvoyé quelques jours pour avoir lu Le blé en herbe ( ! J’évoque les mêmes tabous de lecture dans L’Amour-Pirate… c’était une autre époque ! )
En 1962, justement, le jeune Modiano confie son désir d’écrire à son père qui lui donne Sartre, Claudel et Romain Gary en exemple. Autrement dit : passe d’abord l’agrégation ! Ou sois attaché d’ambassade ! Il devient alors interne à… Henry IV, alors que mes parents habitaient à quelques centaines de mètres du lycée. Son père s’est remarié avec une fausse Mylène Demongeot que ce grand garçon importune et encombre.
Et sa mère ? Il l’avoue :
Jamais je n’ai pu me confier à elle ni lui demander une aide quelconque. Parfois, comme un chien sans pedigree et qui a été un peu trop livré à lui-même, j’éprouve la tentation puérile d’écrire noir sur blanc et en détail ce qu’elle m’a fait subir, à cause de sa dureté et de son inconséquence. Je me tais. Et je lui pardonne. Tout cela est désormais si lointain…
Tout Modiano est là : simple, modeste. Effacé et sans rancune.
Bref, l’opposé du personnage de Vautrin. Pourtant un peu plus loin, il confie que ces quelques soucis ( ! ) ont été vite dissipés. Car je croyais au miracle et je me perdais dans des rêves balzaciens de fortune.
Cher Patrick Modiano, le miracle est arrivé : vous avez croisé Raymond Queneau, avez publié ( tous vos romans ) chez Gallimard.