La science irrigue-t-elle encore la fiction aujourd'hui ? ( deuxième partie)

La revue trimestrielle Nous Voulons Lire, spécialisée dans l’étude et la critique des livres pour la jeunesse, consacre son dernier numéro aux rapports entre la science et la littérature ( notamment celle qui est destinée à la jeunesse. )

On trouvera ici la deuxième et dernière partie de ma contribution à ce numéro ( la première est en ligne depuis lundi dernier ! ) : la réponse à la question

La science irrigue-t-elle encore

la fiction aujourd'hui ?

Energies nouvelles & pollution

Dénoncés autrefois par des classiques de la littérature jeunesse ( La ville sans soleil** de Michel Grimaud, R. Laffont, Plein Vent ou L’énergie du désespoir**de Michel Corentin et Gil Lacq,Duculot,Travelling sur le futur), les méfaits de la pollution, de l’industrialisation aveugle et de l’énergie nucléaire font moins recette. Sans doute, là encore, parce la réalité a rejoint la fiction !

Souvent, ce thème est traité au moyen d’un récit post-atomique ; il met en scène une société qui a survécu à un cataclysme, comme dans comme dans Niourk** de Stefan Wul ( Gallimard, Folio Junior ), Le monde d’en haut** de Xavier Laurent Petit ( Casterman Poche ) ou Rem le rebelle** de Jean-Yves Loude( Tertium ). Le problème des déchets à longue durée de vie ( strontium, césium ) produits par nos centrales à eaux sous pression est traité dans Le soleil va mourir** ( Pocket jeunesse ) et celui des énergies du futur ( éoliennes, gaz de compost, etc. ) dans Ecoland** ( Rageot, Métis ) de Christian Grenier.

Mais là encore, dans un grand nombre de récits d’anticipation, ces énergies sont présentes de façon anecdotique, comme toile de fond.

Informatique & réalité virtuelle

Les fulgurants progrès de l’informatique dopent l’imaginaire des auteurs depuis la sortie du classique mais méconnu Simulacron 3 de Daniel Galouye ( 1964 ! ) jusqu’au récent Jardins virtuelsde Sylvie Denis ( Gallimard, Folio SF ), en passant par la plupart des ouvrages de Bruce Sterling comme Les mailles du réseau ( Gallimard, Folio SF ), qui évoque un futur gouverné par le web… et les multinationales.

Depuis les films Total Recall, Matrix et Avatar, on sait que la problématique de ces récits concerne la réalité de la perception, thème abordé par Platon dans son « mythe de la caverne » et qui pose la question : si le monde dans lequel nous évoluons était un leurre, nous dissimulant une « réalité supérieure » ?

Cette rubrique mériterait à elle seule  un article, voire une thèse !

Sa bibliographie complète nécessiterait plusieurs pages, même si certains récits utilisent ces thèmes comme décor sans offrir de réflexion critique.

Les jeunes adultes ont l’embarras du choix, entre Pixel noir**de Jeanne A-Debats ( Syros, Soon ), La fille de mes rêves** de Christophe Lambert ( Syros, Soon ), le recueil Virtuel, Attention danger !** ( Milan, Zanzibar ) ou La musicienne de l’aube** ( Bayard, Les Imaginaires ) de Christian Grenier.

Je me permets de signaler que Logicielle, l’enquêtrice de mes romans policiers ( publiés chez Rageot, Heure Noire ) utilise des ordinateurs qui génèrent des univers virtuels contemporains ( L’Ordinatueur**, Simulator** ), historiques( @ssassins.net**), ou susceptibles de s’interconnecter pour prendre le pouvoir, ce que Vernor Vinge appelle « la singularité » ( dans @pocalypse**)

Et les écrans ?

Leur usage, leur abus et leurs dangers ont donné naissance à de nombreux récits pour la jeunesse, comme Le garçon qui savait tout* de Loïc le Borgne ( Syros, Mini Soon ), Hashtag Bleu** de Florence Hinckel ( Syros, Soon ), Mort sur le Net** ( Rageot, Heure Noire ), Mon frère est un hacker** ( Oskar ) ou encore Virus LIV 3 ou la mort des livres** de Christian Grenier.

Réchauffement & changement climatique

De nombreuses sciences ( climatologie, océanographie, écologie, glaciologie – mais aussi économie et politique ) sont associées  à ce phénomène pointé du doigt dès 1962 par J.G. Ballard dans Le Monde englouti et Sécheresse

L’urgence du phénomène et la multiplication des congrès depuis le Protocole de Kyoto de 1997 a dopé l’imaginaire des auteurs : les recueils Nouvelles vertes** ( Thierry Magnier ) et 10 façons d’assassiner notre planète** ( Flammarion ),proposent des visions futuristes et édifiantes d’auteurs pour « jeunes adultes ». Océania**d’Hélène Montardre( Rageot-romans ), Cinq degrés de trop**( Rageot, Heure Noire ) et2115, Terre en péril( Tertium ) de Christian Grenier évoquent les nombreuses et diverses conséquences du réchauffement : climat mais aussi montée des eaux, afflux des réfugiés, nouvelles maladies, etc.

Les adultes, eux, liront avec profit Aqua de Jean-Marc Ligny ( L’Atalante ), Bleue comme une orange de Norman Spinrad ( J’ai Lu ), Gros Temps de Bruce Sterling ( Denoël, Présence du Futur ), et Le grand hiver de John R. Gribbin et Douglas Orgill ( Le Seuil )

Biologie & génétique

Les récentes découvertes en biologie ont renouvelé ce thème classique dans la littérature en répondant à des questions comme : quelles sont les conditions d’apparition de la Vie ? Et celles de l’intelligence ? Dresser la liste des ouvrages ( innombrables et inégaux ) qui traitent de ces thèmes serait vain. Le plus édifiant est le classique et superbe Rendez-vous avec Rama ( J’ai Lu ) d’Arthur C. Clarke.

Après l’informatique, le génie génétique est sans doute le thème le plus utilisé dans les fictions scientifiques actuelles. Les limites du clonage ont freiné l’imaginaire des écrivains, même si Christophe Lambert en évoque les conséquences avec Papa, maman, mon clone et moi*.Dans Rana et le dauphin*, Jeanne A-Debats imagine qu’on peut doper l’intelligence des animaux. Florence Hinckel,dansMémoire en mi*, qu’on stocke les souvenirs. Eric Simart évoque la création de chimères dans L’enfanfaon* et sa série desHumanimaux* ainsi que Karina Rosenfeld dans Moi, je la trouve belle* ( tous ces ouvrages sont sortis chez Syros, en Mini Soon ).

La manipulation du génome humain a aussi été abordée par Danielle Martinigol dans Les oubliés de Vulcain** ( Hachette, L. de P. jeunesse) etsa suiteC.H.A.R.L.E.X.**( Syros, Soon ). La musicienne de l’aube** de Christian Grenier ( Bayard, Les Imaginaires ) évoque la possibilité de connecter le cerveau à un ordinateur… le rêve du transhumanisme !

Médecine et transhumanisme

Comme l’illustrait le film d’Andrew Niccol Bienvenue à Gattaca ( 1997 ), les progrès de la génétique permettront sans doute de concevoir avant la fin du siècle des « bébés zéro défaut » : longue durée de vie et capacités maxima : plus de prédisposition aux cancers, au diabète, etc. Que ces recherches soient ou non légales est accessoire : ce que la recherche peut accomplir sera adopté un jour par une frange aisée de la population avant d’être réclamé par la majorité. Ce problème aux conséquences multiples est abordé par Yves Grevet dans Des ados parfaits* ( Syros Mini Soon ), Florence Hinckel ( Théa pour l’éternité**, Syros Soon ), Johan Heliot ( Les amants du génome**, Syros Soon ), Christian Grenier ( Un amour d’éternité** Hachette, L. de P. jeunesse ) et par les auteurs du recueil Les visages de l’humain** ( Mango, Autres Mondes ).

Il y a dix ans, le public ignorait l’existence de Ray Kurzweil, le pape du transhumanisme, aux recherches financées par Google. Avec pour objectifs d’améliorer l’Homme ( voir plus haut ) puis de lui faire gagner… l’immortalité.

Comment ? En transférant en fin de vie les milliards de neurones de son cerveau ( avec souvenirs, expérience, personnalité ) sur un ordinateur !

Son corps ? Un clonage préventif assurera sa pérennité au fil de transferts successifs.

Fiction ou réalité future ?

La France… et les sciences

Les fictions scientifiques utilisent l’actualité pour brosser le tableau de nos sociétés de demain, mondes qui seront modifiés en profondeur par les applications des sciences déjà à l’œuvre.

Pour vous en convaincre, songez qu’il y a 50 ans…

  • les superordinateurs de la NASA qui effectuaient les calculs pour les expéditions lunaires coûtaient des millions de dollars. Aujourd’hui, une calculette à 5 euros possède plus de capacités que ces vieilles machines !

  • personne n’aurait cru qu’une clé USB de 64 go de quelques grammes finirait par coûter 6 euros chez E-bay.

  • Internet, les smartphones, les tablettes et les réseaux sociaux nous occuperaient cinq heures par jour en moyenne.

  • peu de gens imaginaient que le réchauffement climatique serait une menace pour l’humanité.

Pourtant, certains auteurs avaient envisagé ces bouleversements et leurs conséquences sur nos sociétés.

Dans son roman 1984 ( publié en 1949), George Orwell évoquait l’utilisation de la novlangue et l’avènement de Big Brother. Aujourd’hui, on n’utilise plus les vilains mots de capitalisme et de chômage mais ceux plus adoucis, d’économie de marché et flexibilité de l’emploi ; il imaginait la surveillance de la population par des caméras, celles-là mêmes qui se multiplient dans nos villes et nos banlieues, sans parler de Google qui piège chacune de nos connexions.

L’homme amélioré ? On y travaille déjà.

Le réchauffement climatique ? On s’y habituera…

Des récits boudés par les lecteurs

Hélas, les ouvrages qui mettent en garde contre les dérives futures de nos sociétés sont loin d’avoir lune large audience !

Si la France a longtemps été « le pays des lumières », les lecteurs du XXIe siècle semblent bouder les récits tournés vers les sciences. L’élan des encyclopédistes du XVIIIe siècle se serait-il déplacé vers la Silicon Valley ?

Pourtant, les technologies nous ont envahis : nous sommes cernés de robots et d’informatique. Du lave-vaisselle à l’ordinateur, en passant par la voiture et les smartphones, nous passons ( volontairement ) notre vie à utiliser ces technologies. Sans nous interroger sur leurs limites et leurs dangers, sans avoir conscience de leur impact sur notre mode de vie, de réflexion et de pensée.

Si certaines fictions dérangeantes nous interrogent à ce sujet, aucune n’est un des best-sellers actuels de la littérature...

Le lectorat adulte, féminin à 75%, préfère les récits réalistes ou à tendance fantastique. Les seniors, eux, se tournent plus volontiers vers les récits de terroir.

Le lectorat adolescent privilégie les best-sellers anglo-saxons. On y trouve

surtout de la fantasy et des dystopies où la place des sciences est très réduite.

* 13,7 milliards d’années, 4,5 milliards d’années ; plus de 2 000 exoplanètes.

Les enfants des classes primaires ont des lectures très diverses. On y privilégie toujours le conte alors que l’intérêt des enfants est important pour des récits de type scientifique.

Ces choix, dès l’enfance, seraient-ils la conséquence de la féminisation de l’enseignement et de la littérature jeunesse ? Quand j’avance cet argument, on me taxe de machisme. Les faits sont pourtant là : combien d’hommes dans les écoles, dans les bibliothèques ( où ils sont souvent responsables des CD, DVD ou de la BD ! ) et dans les directions littéraires des collections pour la jeunesse ?

Peu nourris de récits scientifiques à l’école, tout se passe comme si les jeunes lecteurs se trouvaient au collège, confrontés à la lecture des classiques.

Les sciences et les technologies ? Ceux qui s’y intéressent les trouveront dans les documentaires… ou dans l’usage intensif de l’informatique, des tablettes, des écrans, des jeux vidéo – ces gadgets qu’évoquait la littérature de SF, et que les jeunes adultes peuvent justement utiliser aujourd’hui !

Conclusion

La science irrigue la fiction, c’est un fait. Mais la question mériterait d’être inversée : et si la fiction influencerait la science ?

Eh oui : j’ai coutume d’affirmer que si l’homme a conquis la Lune, ce n’est pas grâce à J.F. Kennedy ni à Werher von Braun, mais parce que Lucien de Samosate, Cyrano de Bergerac, Fontenelle, Jules Verne et Hergé ( entre autres ) ont inscrit ce rêve au programme de l’humanité.

Le prochain objectif, déjà formulé dans Gilgamesh, c’est la quête de l’immortalité. Une utopie dont certains écrivains ( dont Simone de Beauvoir ) ont décrit les conséquences, et que le transhumanisme a mis à son programme. Les lecteurs des fictions qui l’évoquent jugeront s’il s’agit là d’un rêve… ou d’un cauchemar.

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