L'Amour-Pirate, Extrait 2

     Mardi 17 octobre 1961

     « Un soupir, un regard, une simple rougeur,
     Un silence est assez pour expliquer un cœur. »

Molière ( Dom Garcie de Navarre ou Le Prince jaloux )


     Bonne nouvelle : Loriot, notre prof de français dit Le Compère, est absent. Permanence jusqu'à midi ! J'ai deux heures pour relater cette soirée du 15 octobre. C'était avant-hier...
     La salle du Français était pleine.
     Mon père nous avait procuré des places au premier rang du premier balcon, côté jardin. De face, la scène est trop loin.
     J'ai aiguisé mes sens pour graver cet instant, les minutes qui précèdent le lever du rideau avec, au-dessus du brouhaha badin du public, ce signal aigrelet et discret qui crie en continu, le spectacle va reprendre regagnez vos places !
     Je guettais sur le rideau l'œilleton percé à hauteur d'homme, opercule réservé à ceux qui travaillent sur scène, machinistes, électriciens, décorateurs et tapissiers. Un poste de guet qui permet au régisseur d'épier le public et les ouvreuses prêtes à fermer les portes. Des effluves passaient, coûteux parfums capiteux. J'ai caressé le velours grenat de la rambarde sur laquelle les spectateurs tentent parfois de poser leur manteau, non madame utilisez le vestiaire s'il vous plaît ! ordonne alors l'ouvreuse la plus proche.
     Ce théâtre, je le fréquente depuis que mon père y est régisseur. J'en connais les recoins par cœur
     (...)
     Le Théâtre Français... aujourd'hui, je le sais : le théâtre est mon nid et le Français ma vie. C'est là que j'ai appris à rêver. Là que j'ai acquis le goût de l'aventure et de l'écriture, là que j'ai soupçonné le pouvoir des mots qui sont, j'en suis convaincu, le ferment de la pensée et le moteur de l'action : réfléchir pour bâtir, formuler avant d'agir, sans quoi l'on se débat dans un perpétuel brouillon.
     Le théâtre me fascine, me façonne. C'est le moule de mon existence, la matrice de ma vraie naissance, le modèle sur lequel je construirai mon destin.
     (...)
     Les trois coups. Un silence... Puis trois coups.
     Qui a inauguré ce cérémonial ? La Grange, régisseur de la Troupe du Roy, vers mille six cent soixante-trois ?
     Les lumières du grand lustre ont faibli, les dernières conversations se sont éteintes. Et l'obscurité s'est faite dans un crépuscule accéléré. Ce jour vaincu par la nuit prélude tous les rêves... peut-être ce soir-là les miens ?
     Je me suis tourné vers Anne ; elle ne m'a rendu ni mon regard ni mon geste. Elle s'est focalisée sur le rideau fermé.
     J'ai mesuré ce qui sépare mon rêve du réel : un abîme.
     Entouré de témoins ignorants, dans ce néant factice propice aux confidences, j'ai formulé tout bas l'évidence :
     — Je l'aime.
     (...)
     Le rideau s'est enfin levé dans un fier froissement feutré.
     La présence d'Anne s'est effacée peu à peu. Surtout quand Robert Hirsch est entré en scène. Ce comédien est mon idole. Qu'il interprète le valet Scapin, le Bousin du Fil à la patte ou le Sosie d'Amphitryon, il est une vraie bête de scène. Quand il a jeté à son confident, tel un condamné face à sa sentence : Narcisse, c'en est fait : Néron est amoureux, ses mots m'ont touché au cœur, moi qui ne suis pas Néron, moi qui n'ai pas de Narcisse à qui me confier. Moi qui jamais ne pourrai formuler à voix haute :
     — Mais je t'expose ici mon âme toute nue.
     Mon dilemme pourrait s'énoncer ainsi : J'aime Anne qui ne m'aime pas. Plus exactement : j'aime Anne qui l'ignore.
     ( Pendant l'entracte, le père du narrateur entraîne dans les coulisses son fils et Anne, qui voulait féliciter les comédiens )
     A travers les praticables, j'ai aperçu la scène éclairée. Des tapissiers en blouse grise exploraient le sol avec soin. J'ai failli bousculer Robert Hirsch, en costume, qui piétinait côté cour en les invectivant.
     — Merde ! Je n'ai pas rêvé ! Ce clou m'a transpercé le pied ! Roger ? a-t-il ajouté en apercevant mon père. Où étais-tu ?
     Avant de lever le rideau, le régisseur doit vérifier que rien ne traîne sur le plateau. Un marteau oublié sur scène fait désordre. Hirsch était méconnaissable. Vu de près, son maquillage coloré paraissait grossier. Son visage était inondé de sueur, sa bouche et ses yeux tremblaient de nervosité. Sur scène, tous ses tics disparaissent. Il m'a aperçu, a sursauté.
     — C'est mon fils, a expliqué mon père. Tu ne le reconnais pas ?
     Non. Il était obsédé par ce clou. Normal : au dernier acte, Néron se roule à terre comme un enragé.
     — François ? a repris mon père en saisissant l'épaule d'un autre comédien. Voici Anne, l'amie dont je t'ai parlé.
     Chaumette a gratifié Anne d'un baise main et d'un solennel :
     — Mademoiselle, je suis ravi.
     Sa voix, nasillarde et grave, le condamne aux rôles de fourbes. Dans la vie, c'est un homme adorable. Anne a bredouillé un compliment.
     Un rien de jalousie m'a saisi. Si elle était là, c'était grâce à moi. Mon père et les acteurs me volaient la vedette.
     A son tour, Toja a surgi, dans le costume de Britannicus. Grand, beau garçon, c'est un jeune premier idéal. Mon père allait lui présenter Anne quand le comédien lui a lancé :
     — Dis-moi, Roger, il n'est pas temps de reprendre ?
     — Si. Mais ce soir, on a un problème.
     — Lequel ?
     — Le clou du spectacle.
     Son humour n'a détendu personne. Impossible de reprendre avec cette menace sur scène. Prolonger l'entracte ? Difficile.
     J'ai mesuré la responsabilité qui pesait sur mon père. Successeur du metteur en scène, c'est à lui qu'incombent les changements des décors, l'entrée des comédiens, les éclairages, les bruitages, jusqu'à la fermeture du rideau. Chef d'un orchestre invisible, en coulisses, le régisseur conduit la pièce. Un signal oublié et le rythme est rompu. Si le public n'y voit souvent que du feu, le moindre accroc est piégé par les acteurs. En allemand, le mot Regisseur signifie réalisateur ou metteur en scène.
     Robert Hirsch, accroupi, examinait ses cothurnes ; il s'est relevé d'un bond en brandissant un objet minuscule.
     — Une punaise ! C'était une punaise coincée dans ma semelle ! Quelle chiasse !
     Les tapissiers ont respiré : Hirsch avait ramassé ce truc dans un couloir ou dans sa loge. Mon père a interrompu la sonnerie.
     — Christophe ? Vite, filez ! Je ne vous raccompagne pas.
     — Je connais le chemin.
     Anne et moi avons remonté l'escalier en colimaçon. Le hall était désert, et la salle remplie. Nous étions seuls, immergés dans un moment d'attente magique.
     J'ai failli perpétrer une folie. Lui révéler à haute voix ce que je m'étais avoué tout bas. L'attirer contre moi. L'embrasser...
     Je n'ai rien fait de tout cela. (...)
     Parce que j'ai seize ans, et Anne bientôt vingt-cinq.

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