Retour au papier ? (1ère partie)

     J'avais quinze ans quand ma future épouse m'a prêté un récit qui m'a bouleversé. Son titre ? Dieu parlera ce soir.
     Pourtant, son héros ne me ressemblait guère.
     Thierry est un jeune bourgeois de 17 ans, un fils ( aîné ) de famille dont le père possède les Soieries franco-belges. Il a deux frères et une sœur et pas mal de camarades dans l'établissement ( privé et catholique ) qu'il fréquente.
     Croyant, fasciné par la pureté, terrifié par le pêché, il cultive des idéaux élevés d'abnégation. Bien qu'il aime la jeune Renée ( qui partage ses sentiments ), il finira par comprendre que la foi l'emportera sur toute autre vocation...
     Pourtant, le narrateur avait au fond de nombreux points communs avec moi.
     D'abord il tient son journal intime — c'est d'ailleurs la forme adoptée par ce récit. Le français est sa matière préférée, il ne comprend rien aux maths et envisage de devenir écrivain. Il est troublé par sa foi ( qui, chez lui, progresse alors qu'elle s'éteignait chez moi ). Il est amoureux et se pose mille questions sur son avenir, sa personnalité — celles qui tourmentaient les jeunes de l'après-guerre.
     L'auteur de ce journal intime imaginaire ( peut-être en partie autobiographique, à y bien réfléchir !) est un prêtre pédagogue et jésuite : Jean-Marie de Buck. Internet livre sur lui peu de renseignements, sinon qu'il fut l'auteur de quelques autres livres épuisés depuis longtemps, presque tous publiés chez Desclée, De Brouwer, éditeur belge et chrétien.
     J'ai été bouleversé ?
     Mais oui. Quand Béatrice Decroix m'a ( en 2005 ) demandé d'écrire un récit auto-biographique pour sa collection Confessions ( De La Martinière ), j'ai choisi spontanément pour titre : Ce soir-là, Dieu est mort, hommage indirect et discret ( en même temps que réponse provocatrice ) à l'ouvrage qui avait tant marqué mon adolescence.
     Dans un autre récit autobiographique L'Amour-Pirate ( Oskar ), j'évoque longuement cet ouvrage — mais de mémoire.
     Car je croyais l'avoir prêté ou égaré.
     Longtemps, je l'ai cherché dans la section ado de ma bibliothèque personnelle, puis dans la section adulte, mais à la lettre D ( De Buck ). Précisons que je possède environ 15 000 ouvrages, classés le plus souvent par ordre alphabétique d'auteur... mais dans des sections et pièces différentes, un seul local ne pouvant contenir toute ma bibliothèque. A ma grande surprise, je l'ai donc retrouvé il y a quelques jours — quelle émotion — mélangé à une douzaines de Buck ( Pearl ).
     Ainsi, j'avais enfin en main l'ouvrage qui m'avait tant marqué... voilà un bon demi-siècle ! ! !
     Me le procurer sur Price Minister, eBay ou en faisant une recherche sur le marché de l'occasion ? J'y ai songé.
     Il en circule ici ou là encore quelques exemplaires. Mais c'est MON livre ( enfin... celui de celle qui allait devenir ma femme ! ) que je voulais avoir en main, ouvrir, feuilleter — et relire, comme je l'ai fait dès que je l'ai retrouvé !
     Pourquoi ?
     Vous allez comprendre...

     D'abord, parce que c'est un monument historique !
     Oh, il ne paie pas de mine ! Il est d'un vieux gris indéfinissable, d'un jaune qui tire sur le vert. Sa couverture, molle, est usée et cornée ; son papier épais, jaune et bouffant. Les pages en ont été maladroitement séparées à l'aide d'un coupe-papier, car cet ouvrage fait partie de ceux qui étaient vendus sans avoir été massicotés, avec leurs cahiers de 32 pages pliés. La typographie ( ce sont de petits caractères, corps 6 ou 7 ) est parfois maladroite. Je ne parle pas des coquilles, nombreuses ( le correcteur a toujours laissé passer le verbe aller à l'impératif, vas ! — au lieu de va, bien sûr ) mais des caractères choisis par le typographe. Ainsi, on a page 107 un mot écrit avec un t manquant ( au ant au lieu de autant, le propriétaire du livre a d'ailleurs rétabli le t au crayon, avec soin). Et trois lignes plus loin, on trouve le verbe être écrit avec un t en gras ( est ). Je vous vois sourire... est-il possible d'être ému ou troublé par ce qui, après tout, relève de fautes, de négligences ?
     Oui. Comme on peut l'être par une fausse de note de Claude Kahn ( un pianiste génial et un peu oublié ) dans un enregistrement live d'époque.

     Ensuite, parce que ce livre est passé entre de nombreuses mains, comme en témoignent nos souvenirs communs ( à ma femme et à moi ) et les notes laissées par les lecteurs successifs du bouquin.
     Parenthèse — car j'entends protester un certain nombre d'entre vous :
     — Ah bon ? Parce que ce livre, outre son mauvais état, sa présentation déplorable et ses négligences typographiques, est annoté, en plus ?
     Mais oui. Et je ne m'en plains pas, bien au contraire !
     Il y a, on le sait, deux écoles : celle des lecteurs qui respectent le livre au point de s'interdire de surligner le texte, de noter en marge des remarques personnelles ; et celle de ceux qui n'hésitent pas à y laisser leur trace, comme un animal marque son territoire.
     Je suis, on l'a compris, de la deuxième école. Je lis toujours avec un crayon ( voire un stylo ! ) à la main, n'hésitant jamais à relever une coquille, à souligner une phrase ou une expression qui m'a marqué, à livrer en marge une réflexion spontanée à propos d'un passage particulier.
     Après tout...
     1/ ce livre m'appartient ( il va de soi que je ne me livre jamais à ce jeu sur un livre prêté, ou emprunté à la bibliothèque ! ).
     2/ si je le relis, je retrouverai longtemps après les réflexions ou les passages qui, à l'époque, m'avaient paru importants.
     3/ et si mes enfants ou d'autres lecteurs lisent l'ouvrage, ils auront une trace de ces mêmes réflexions ou remarques. Tant pis ! ( ou... tant mieux ? )
     4/ S'il se vend de plus en plus de livres... la proportion de ceux qui sont réellement lus, hélas, faiblit ! Et après tout, le plus important dans un livre... c'est d'abord qu'il soit lu. Lui laisser une trace est à mes yeux moins un outrage... qu'un hommage.

     Mais j'en reviens à cet exemplaire unique ( car personnel, et donc annoté ) de Dieu parlera ce soir.
     Sur la première page figure, au crayon, et soulignée, la mention Annette.
     Annette est devenue ma femme. Mais l'écriture est celle de ma mère.
     Parce que ma mère a pris soin, lorsque le livre m'a été prêté ( vers 1958 ou 1959 ! ), de noter le nom de sa propriétaire... mais aussi de le lire avant de me le confier, je m'en souviens très bien ! Eh oui, c'était l'époque où l'on surveillait de près mes lectures. Notre voisine m'avait offert pour mes 13 ans La petite fadette de Georges Sand, dans la jolie collection Souveraine Rouge et Or. Mais sur le rabat figurait la mention : G.F. 14 à 16, comprendre : Pour les garçons et les filles de 14 à 16 ans. Ma mère m'a donc privé de cette lecture pendant un an, La petite fadette contenant sans doute des passages d'un érotisme insoutenable pour un garçon de moins de 14 ans !

     En ce qui concerne Dieu parlera ce soir, il existait peu de risques, j'en veux pour preuve la mention figurant en dernière page ( au lieu de la date et du lieu de l'édition ! ) : De Licentia Superiorum Ordinis. C'est-à-dire ce qu'on appelait autrefois l'imprimatur, pour faire simple, à traduire par : ce texte a été lu par le comité de censure de l'église catholique, qui autorise son édition.
     Souriez ! Cet imprimatur existe toujours, en France, pour toute forme d'édition ( mais oui, la censure existe encore ! ), plus particulièrement pour la littérature jeunesse, reconnaissable à la mention, qui figure encore très souvent en bas de la première page paire précédant le début du texte :

     Loi N° 49-956 du 16-07-1949 sur les publications destinées à la jeunesse

     Vous n'aviez jamais remarqué ?
     ( La suite la semaine prochaine ! )
     CG

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