( suite et fin du billet d'humeur de la semaine dernière.
Sujet : un vieil ouvrage lu dans l'adolescence et retrouvé, Dieu parlera ce soir )
Bref, ce livre a donc eu trois lecteurs — du moins c'est ce que je croyais : Annette, ma mère et moi. Mais il y a trois jours, en reprenant la lecture de l'ouvrage quelque cinquante-trois ou cinquante-quatre ans plus tard, grande fut ma surprise d'apercevoir, d'une écriture minuscule, à la plume et à l'encre noire, la mention Toto. Signature agrémentée d'une croix à béquille ( celle de Jérusalem... et celle des scouts de France — le narrateur de l'ouvrage est d'ailleurs scout ).
Une signature ( façon cachet : « ce livre m'appartient » ) que j'ai d'ailleurs relevée à plusieurs endroits du livre, sans parler des annotations au fil des pages, de la même écriture — celle de Toto, qui a inscrit page 526, en fin de volume, sa propre conclusion : Quand on n'a pas tout donné, on n'a rien donné — sans parler de la mention : pages importantes pour moi... suivie d'une vingtaine de références.
Cette découverte m'a fait bondir, j'ai tendu l'ouvrage à mon épouse et lui ai dit :
— Sais-tu que ce livre a d'abord appartenu à ton amie Toto Bissainthe ?
Stupéfaite, elle a examiné l'ouvrage et a approuvé.
— C'est bien son écriture. Et sa signature. Je ne me souvenais pas qu'elle me l'avait donné.
— Ou prêté ? Et tu ne le lui aurais jamais rendu ?
— Non. Donné ! Car j'ai revu Toto jusqu'au bac, que nous avons passé ensemble.
Brève explication pour le lecteur : Annette a fait ses études au couvent, à Senlis, dans l'institution où elle est devenue plus tard enseignante avant d'intégrer l'éducation nationale. A l'époque, au couvent, Toto Bissainhe et Annette étaient amies. Plus tard, Toto Bissainthe ( d'origine haïtienne ) deviendrait comédienne et chanteuse — Annette et elle perdraient alors le contact.
Ce livre est donc précieux à plus d'un titre. Il a eu ( au moins ) cinq lectures successives, et cinq émotions différentes :
1/ Toto Bissainthe, dont les remarques et passages soulignés sont un témoignage précieux de sa foi, à l'époque, et d'une morale particulière. Toto qui a jugé ce livre si important qu'elle l'a donné à sa meilleure amie.
2/ Annette, qui l'a lu ( et aimé )... et me l'a prêté, jugeant que l'ouvrage, édifiant, pourrait être un viatique pour l'adolescent que j'étais.
3/ Ma mère, qui l'a d'abord lu avec un œil critique et, en filigrane, l'interrogation : « cet ouvrage qu'Annette a prêté à mon fils, puis-je le lui confier sans risque ? ». Si je sais que ma mère l'a lu, je n'ai aucun souvenir d'une quelconque remarque à son sujet. Dans les années cinquante, les parents parlaient peu avec leurs enfants — et chez moi, les commentaires littéraires concernaient presque exclusivement le théâtre.
4/ Moi, qui l'ai lu en 1958 ou 1959. Une lecture qui m'a profondément marqué.
5/ Moi, qui suis en train de le relire en juin 2012, avec une émotion très particulière. Car à l'écho permanent de cette relecture s'ajoutent les jugements spontanés qui me viennent à l'esprit quand je découvre, ici ou là, un commentaire de Toto Bissainthe, ou des passages non soulignés mais qui me font murmurer : ah... cette phrase, cette action, cette réflexion du narrateur, voilà pourquoi Annette tenait à ce que je lise ce roman !
J'imagine qu'il y aura peut-être bien, dans le futur, de nouveaux lecteurs ou de nouvelles lectures : Annette va sans doute relire ce récit — pour des raisons voisines, et pourtant pas identiques aux miennes. Et peut-être l'aînée de nos petites-filles, qui est en Seconde et que ce texte va surprendre, faire sourire et ( ou ) lasser très vite. Sans doute s'interrogera-t-elle : mais pourquoi et comment Papy et Mamy ont-ils pu être si touchés par ce truc bigot et ringard ?
Encore quelques mots sur cette édition ( 1948 ) de Dieu parlera ce soir :
1/ Sur la couverture de l'ouvrage que je possède figure la mention :
7ème édition — 39ème mille.
Traduisons : ce livre a été imprimé 7 fois ( à 5 ou 6 000 exemplaires à chaque fois ) et il s'est donc déjà vendu à près de 40 000 exemplaires — c'était beaucoup pour l'époque !
A l'intérieur sont même précisés, et c'est très rare, les chiffres et dates des éditions précédentes :
1ère édition 8 juin 1945
2ème édition 11 octobre 1945
3ème édition 28 novembre 1945, etc.
Les éditions à vendre sur Internet sont ultérieures : 1951, 1956...
2/ Après la guerre ( dont il n'est jamais fait mention dans l'ouvrage ! ), ce journal intime a donc eu beaucoup de lecteurs. Mais contrairement à d'autres ( je pense au Journal d'Anne Franck par exemple ), il a complètement disparu.
Son caractère moral et religieux le rend sans doute ( définitivement ? ) obsolète.
3/ et en guise de conclusion...
Vive le numérique, bien sûr...
Mais je me pose cependant de nombreuses questions, notamment :
* si je possède une connexion Internet et une liseuse, comment vais-je avoir accès à ce livre ?
* A-t-il un jour une chance d'être numérisé — et accessible ?
Car s'il en existe encore quelques dizaines de milliers d'exemplaires... sans doute se trouvent-ils dans des greniers, des dépôts-ventes ou des bibliothèques de personnes âgées — je ne le vois guère dans des bibliothèques municipales, où son allure et son âge l'ont éliminé des rayons depuis bien longtemps !
* Même s'il finit par être numérisé, comment un lecteur comme moi ( et je ne suis pas le seul de ce genre, je l'espère ! ) pourrait-il retrouver l'émotion que j'ai ressentie en ayant en main ce vieil ouvrage fort peu engageant, usé, bien tristounet d'apparence... mais qui représente à mes yeux un bien palpable, précieux — et même inestimable !
Que celui ou celle qui n'a jamais été ému(e) en ouvrant ( et relisant ) un ouvrage possédé et chéri dans l'enfance ou l'adolescence me jette la première pierre !
CG
1 De Manuel de Français -
Mr Grenier :
Si vous permettez la comparaison Je vois qu’à propos de votre livre retrouvé, vous avez biné sur l’internet comme un curé du temps de jadis. En effet la retrouvaille d’un livre précieux c’est comme la rencontre d’un vieux ami bien aimé.
Des deux écoles que vous mentez, j’appartiens à la première (celle des lecteurs qui ne surlignent pas), mais je fais un clin d’œil à ceux de l’autre école; de la votre.
En effet c’est de celle façon que par exemple ma langue l’espagnol est née. Le moine qui notais en marge des livres cultes en latin, des éclaircissements dans la langue populaire ; c'est-à-dire qui glosait, qui faisait des gloses : las Gloses Milianenses (en espagnol) de San Millán. À San Millán de la Cogolla dans la région de La Rioja il ya deux groupes monastiques : Suso et Yuso. C’est à Yuso où l’espagnol est né.
Revenant à votre livre, les notes en marge m’ont fait découvrir l’une de ses propriétaires ou lectrices, Toto Bissainthe. Je me suis intéressé à son sujet mais malheureusement vous ne lui pourrez certainement pas en parler car j’ai appris sur l’internet qu’elle est décédée en 1994.
Manuel de Français
2 De christian grenier -
Cher Manuel,
Un grand merci pour cette réaction bienvenue... qui nécessite plusieurs réponses de ma part !
1/ Si j'annote mes ouvrages, je respecte parfaitement ceux qui ne le font pas ! Je remarque simplement que le fait d'annoter un livre, loin de me choquer, me permet d'établir un lien précieux, une sorte de complicité avec les lecteurs qui m'ont précédé.
2/ Il y a de ma part une émotion véritable à savoir que d'autres mains que les miennes ont déjà possédé l'ouvrage, que d'autres yeux l'ont lu, qu'un autre coeur a vibre aux mêmes passages. Quel magnifique dialogue à travers le temps au moyen d'un simple oblet !
3/ Merci pour tous ces éléments nouveaux qui m'enrichissent, j'ai beaucoup appris, et j'essaierai de retrnir les deux groupes monastiques ( notamment celui de Yuso ) dont les gloses ont fait naître votre belle langue !
4/ Malgré son décès, que nous avons appris à l'époque, je peux vous parler de Toto Bissainthe ( devenue poète et chanteuse ) , et même vous envoyer une photo d'elle qui date des années où ma femme et elle étaient amies, et fréquentaient le couvent St Joseph de Cluny à Senlis !
La dernière fois que nous avons évoqué sa mémoire, c'était avec Jean Métellus, écrivain haïtien, avec lequel nous déjeunions lors d'un récent salon du livre.
Mille amitiés, Cher Manuel !:
CG