Interrogé sur la « lecture numérique » à France Info, un écrivain ( dont j’ai oublié le nom ) a récemment affirmé en substance : « Lire Mme Bovary sur écran ou au moyen d’un livre, c’est la même chose. Le texte est le même, et c’est cela l’important. »
C’est l’évidence. L’important n’est pas le support mais le contenu, j’en suis convaincu.
En ce cas, pour quelle(s) raison(s) cette affirmation m’a pourtant troublé, et soulevé mille interrogations ? Sans doute parce que quelque chose me suggérait qu’il y avait une différence. De quel ordre ?
Peu à peu, rassemblant des souvenirs et des émotions dont l’écho vibre encore en moi, j’ai cru pouvoir analyser sinon la différence entre ces deux modes de lecture, du moins le gouffre qui sépare l’approche d’un texte lu sur écran de son équivalent sur papier…
Un gouffre qui pourrait s’appeler attente ou/et désir, et qui a un rapport direct avec ce que Jauss appelait « l’horizon d’attente ».
En 4ème, j’avais entendu mon prof de français parler de Madame Bovary. Ce livre, vous le lirez plus tard, affirmait-il. Bien sûr, j’étais impatient. Avant 1960, cet ouvrage avait encore un parfum sulfureux. Mes parents ne le possédaient pas. Et à 14 ans, je n’avais pas accès aux ouvrages « pour adultes » de la Bibliothèque Municipale du XVIIIe arrondissement. J’ai donc utilisé mon argent de poche pour me procurer ce livre ( en édition de poche, justement ! ).
Je me souviens encore de mon émotion en lisant les premières pages, mon attente - Emma n’est pas là tout de suite - mon impatience… et ma déception face à des scènes dont le sens m’échappait parfois. Une fois ma lecture achevée, j’ai aussitôt deviné que pas mal de choses m’avaient échappé. Si ce livre était un monument de la littérature, si le prof l’évoquait avec ce respect teinté d’envie, c’est que je n’avais pas tout compris. Ce livre, je l’avais espéré, attendu. Je l’avais payé – et désormais, je le possédais ( oui : je possédais Mme Bovary, même si je n’en avais pas percé tous les secrets ).
J’allais donc le relire, m’en pénétrer et en faire le tour. Je prendrais le temps qu’il faudrait.
Aujourd’hui, Madame Bovary est là, accessible d’un clic. Ouvrage tombé depuis longtemps dans le domaine public, il ne coûte rien et appartient à tout le monde. Or, son accessibilité ( apparente ) a tué toute appétence, toute attente – et la curiosité qui était celle de certains ados d’il y a un demi-siècle.
Cette curiosité, ce désir étaient ceux qui nous faisaient espérer grandir, comprendre, maîtriser le monde ( les filles et les femmes, la musique, la peinture, la politique, la philosophie, les sciences – bref, les mille et une façon d’expliquer et d’appréhender le Monde. )
Aujourd’hui, Internet et le numérique ont rendu cette accessibilité immédiate. Du moins en apparence. Des millions de sites ( et Wikipédia ! ) répondent ( ou semblent pouvoir répondre ) à n’importe quelle question, à n’importe quelle attente : culture, orthographe, art, histoire, amis – ou partenaires - avec les sites de rencontres, j’en passe…
Est-ce une impression, un leurre ? Ou bien cette accessibilité n’a-t-elle pas tué ( du moins érodé ) l’attente et le désir, qui me semblent inséparables des degrés d’intérêt et de patience qu’on est prêt à porter à tout objet convoité – objet au sens classique : la femme que j’aime est l’objet de mon désir comme l’est l’ouvrage que j’aimerais lire ?
Cette facilité d’accès me semble supprimer l’envie d’approfondir et créer le zapping, c'est-à-dire la lassitude rapide et l’envie immédiate d’aller ailleurs… ce qui suppose qu’on va vite abandonner ce qui résiste un peu. La compréhension, la satisfaction doivent être immédiates.
En même temps, les utilisateurs les plus frénétiques de ces nouvelles technologies ne sont pas toujours dupes. Certes, on a accès d’un clic à tous les grands classiques – de la littérature mais aussi de la peinture ou de la musique. Or, jamais les musées n’ont été si fréquentés. Comme si le besoin grandissait d’aller vérifier sur place la réalité de ce qui est si facile d’accès sur écran.
Gageons que Giotto ou Braque ( dont on peut admirer les œuvres en quelques secondes, grâce à Internet ) n’auront jamais eu tant de spectateurs réels, qui vont faire la queue plusieurs heures pour voir les VRAIS tableaux. Ainsi, inconsciemment, ces visiteurs vont peut-être tenter de retrouver ces sentiments de désir et d’attente qu’Internet et le numérique leur ont peu à peu fait oublier… le message que Corneille avait voulu faire passer aux spectateurs du Cid avec, en guise de conseil, l’alexandrin de la fin :
Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi.
Mais le temps est devenu l’impatience, la vaillance n’est plus très tendance – et le roi, désormais nu, a perdu plus que son pouvoir : sa légitimité.
1 De Christophe Motte -
Pour le roman, il existe un gouffre poétique entre sa version papier et numérique. C'est pratiquement du même ordre que le clivage d'intensité qui sépare une correspondance par courriers postaux et par e-mails. Le numérique créé un contexte froid qui dessert toute projection et dessèche le sentiment.
Autre "souci" : le prix. Un : on ne peut pas prêter légalement un e-book comme ça. Le service d'Amazon qui le permet est facturé à 50€ à l'année, ce qui fait réfléchir. Deux : Le prix de la plupart des e-books (soumis à une taxe de service numérique très élevée en France) n'est pas si avantageux.
Autre chose : l'écologie. Aujourd'hui, beaucoup de maisons d'édition replantent des arbres et font un effort pour proposer le livre sur papier recyclé. Alors qu'avec le numérique, on consomme de l'électricité à chaque lecture et participons à faire tourner davantage de centrales.
Dernier point : un livre ne tombe pas en panne, ne bugue pas ; une liseuse, si.
2 De christian Grenier -
Merci, Cher Christophe,
pour cette réaction à mon billet et pour ces précisions judicieuses. J
Je crains hélas que nous ne prêchions que pour des convaincus.
Sur mon édito de novembre, vous trouverez un nouveau billet, un bref bilan de la lecture en général et du numérique en particulier.
Mes remarques appuient et complètent les vôtres !
CG