Vertiges, Lionel Duroy, Julliard

A 19 ans, l’écrivain Augustin a d’abord connu et aimé Cécile, qui en avait 16. Ils se sont mariés, ont eu deux enfants. Mais très vite, Augustin a eu des aventures, dont Cécile ne semblait pas trop souffrir. Jusqu’au jour où leur architecte, Markus, est devenu l’amant de sa femme. Découvrant la jalousie et la souffrance, Augustin a alors jeté son dévolu sur la première venue ou presque, la jeune Esther ( 23 ans ) qui l’aimait déjà sans le lui dire – la belle et mystérieuse Esther avec laquelle il vivra et aura deux enfants, sans que le souvenir de Cecile ne le quitte…
Mais voilà : Esther vient de quitter Augustin.
Et à l’issue de ces deux liaisons qui ont rempli sa vie, Augustin fait un bilan désastreux  : son enfance au milieu d’une grande fratrie, sa laideur transformée peu à peu en charme ( car Augustin a beaucoup de succès auprès des dames ), son projet de fuir en Argentine avec Cécile, la mort prématurée du père, sa mère dure et peu aimante, ses liaisons éphémères, une autobiographie qui l’a lancé dans la littérature tout en le mettant au ban de sa famille…
Au fil de ce passé reconstitué sans grand souci de chronologie, Augustin finit par comprendre qu’il ne fait que reproduire le schéma familial, notamment celui d’un père veule, Théophile dit « Toto » qui a fini en démarchant des aspirateurs Tornado, avec son petit Solex… Toto qui toute sa vie a été humilié et rabroué par « une femme qu’il n’a jamais « possédée », qui n’a jamais cessé de le mépriser et qui finalement l’a tué ( p. 348 ) »
Tous deux ont eu ( sans les vouloir ! ) onze enfants – et Augustin, numéro quatre, aura toujours été le mal aimé, parce qu’il ressemblait à son père… Reproduction, aussi, des déménagements successifs. Parce que la famille, expulsée d’un bel immeuble à Longchamp, a dû survivre difficilement dans un HLM de banlieue, une humiliation que la mère reprochera toute sa vie à Toto et dont elle ne se remettra jamais…

Etrange et attachant récit que cette ( fausse ) autobiographie d’un héros écrivain… qui écrit son autobiographie, « un mélange hasardeux de leurres et de vérités » ( p. 320 ) !
 Il s’agit là en réalité d’une véritable « auto psychanalyse ».
Séparé des deux femmes qu’il a vraiment aimées, désormais reclus dans son appartement du « Petit Trocadéro », Augustin revient sur son passé et tente de comprendre la cause de ses deux gros échecs sentimentaux successifs : Cécile et Esther. Echecs agrémentés d’aventures peu satisfaisantes : Ingrid, froide et méprisante – Nathalie ( sa roue de secours sexuelle ), sans parler de la fille d’un dictateur sud américain qui l’a sollicité pour écrire ses mémoires et réhabiliter la mémoire de son père… Car si Augustin passe sa vie à rédiger les morceaux d’une existence éparpillée, il finit par ( bien ) gagner sa vie une fois devenu… nègre ( « fonctionnaire de l’écriture » ! p. 346 )
Oui, étrange récit que cette longue introspection qui touchera en priorité… les écrivains !
Comme dans certains de ses récits précédents ( Méfiez-vous des écrivains, Ecrire… ), Lionel Duroy ne cesse d’être préoccupé par ce besoin de fouiller le passé et de comprendre la cause de ses échecs sentimentaux. Augustin n’aime-t-il pas davantage l’image de la femme désirée que sa réalité physique, souvent décevante ou effrayante, car l’ombre de sa mère plane sans cesse derrière elle ? Augustin, toute sa vie, aura vécu dans la frustration, à l’image de sa dernière liaison, avec la fille de ce dictateur, grâce à laquelle il « continue d’écrire et de faire l’amour, même s(’il) n’écri(t) pas le livre qu(’il) voudrai(t) écrire, et qu’elle n’est pas la femme avec laquelle ( il) rêve de faire l’amour. ( p. 396 ) »
Au-delà du récit, Lionel Duroy fait se poser à son narrateur des questions essentielles sur l’écriture, comme : «  je ne connais qu’un moyen de lui ( la mort ) tenir tête, c‘est de mettre en mots ce qu’elle nous vole » ( p. 268 ), «  vous ne pouvez pas deviner comment vous serez lu » ( p. 312 ) « pourquoi je me sens coupable si je n’écris pas chaque matin ? (p. 389 ), sans parler de ces affirmations de Jules Renard que je me permets de reproduire in extenso tant elles me troublent : « Le talent, ce n’est pas d’écrire une page : c’est d’en écrire trois cents. Il n’est pas de roman qu’une intelligence ordinaire ne puisse concevoir, pas de phrase si belle qu’elle soit qu’un débutant ne puisse construire. Reste la plume à soulever, l’action de régler son papier, de patiemment l’emplir. Les forts n’hésitent pas. Ils s’attablent. Ils sueront. Ils iront au bout. Ils épuiseront l’encre, ils useront le papier. Cela seul les différencient, les hommes de talent, des lâches qui ne commenceront jamais.
En littérature, il n’y a que des bœufs
. »
Une opinion que Flaubert aurait volontiers partagée.
Un superbe grand format, la Blanche de chez Julliard, avec une jaquette élégante, un joli papier bouffant et une typographie d’une lisibilité parfaite. Un bel objet qu’on prend plaisir à ouvrir et à lire, au fil de ses 470 pages passionnantes.

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