Qui se souvient d’Henry Murger ? Même s’il vécut peu de temps ( 1822-1861 ), l’auteur du feuilleton La Vie de bohème ( dont le compositeur Puccini a tiré un livret pour l’opéra éponyme ) a pourtant eu son heure de gloire à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.
Vieux collectionneur des jolis petits livres de la collection Nelson, j’ai récemment découvert un ouvrage de son éditeur concurrent, la Bibliothèque Nilsson.
Ces livres de poche avant l’heure ont fait fureur entre les deux guerres. D’apparence toilés et de jolie couleur crème, leur petit format ( 16,5 x 12 cm ) autorisait pourtant un volume de lecture important, grâce à leur papier bible. Dans la collection Nelson, on trouvait en priorité les classiques de XIXe siècle ( Dumas, Sand, etc. ) mais aussi des romans plus récents dont les auteurs étaient souvent vite oubliés. Mais le succès de ces romans populaires fut tel que Nelson eut un imitateur, oui, déjà ! C’est donc dans le sosie ( Nilsson ) de cette célèbre collection que j’ai déniché un ouvrage oublié du XIXe siècle : Le sabot rouge.
Il s’agit d’un roman paysan, dans la lignée de La petite Fadette de Sand ou de Jacquou le croquant d’Eugène Le Roy.
Mais bon sang, pourquoi lire un tel ouvrage ?
C’est la question que je me suis posée en me plongeant dans ce récit. Non seulement je n’ai pas été déçu…. mais j’ai eu la réponse !
L’histoire ?
L’auteur nous présente d’abord la région de Fontainebleau et ses carrières - car au début du XIXe siècle, on y puisait le grès qui servait à la construction des immeubles et des rues de Paris. Puis le village de Saint-Clair, « d’environ cent-cinquante feux », où le braconnage est devenu une activité banalisée. Enfin l’auberge du Sabot rouge tenu par Héloïse et Eustache Pampeau, où Toto, leur chien de cirque, attire bien des clients.
Mais dès le chapitre II, Henry Murger se penche sur Cantain, un ouvrier carrier dont il va nous raconter la vie sur près de 300 pages et qui vit avec sa femme La Roussotte dans « la maison de paille ». Un couple maudit…
Car Cantain a une histoire et des liens complexes avec d’autres personnages : Louciot, Derizelles et son fils Isidore. Ce garçon, qui n’aime que la chasse, est tombé amoureux de la pauvre servante Lizon… mais il est aimé en secret par sa cousine Mélie ! La vie de tous ces protagonistes s’achèvera de façon dramatique. Misère, calculs sordides pour survivre, pour tricher sur des héritages, pour tenter de faire épouser à son fils une fille dont on veut s’assurer la complicité… Meurtre ( mais oui ! Et par une « mouche à charbo »n interposée ! ), luttes d’influence, accidents plus ou moins vraisemblables à une époque où l’on peut se perdre dans la neige et se faire dévorer par des loups…
Comme on le voit, Le sabot rouge est, à sa manière, un ancêtre du polar ( un… « polar champêtre ? » ) et sa construction en flash back offre ici une audace presque historique.
Après avoir récemment relu Les Misérables, je comprends qu’un public populaire ait pu être séduit par un tel récit, à la fois moins ambitieux et peut-être plus captivant que le chef d’œuvre de Victor Hugo, dans la mesure où l’action avance rapidement. Il avait de quoi faire écho aux préoccupations du peuple en général, et des travailleurs de la campagne en particulier.
Certes, Le sabot rouge a des accents misérabilistes. Il nous présente des gens simples, souvent ivrognes et indigents, dont la préoccupation permanente est de survivre. En même temps, Henry Murger nous brosse le tableau réaliste de la vie quotidienne de la province française sous Charles X ( 1826-1830 ) Toutefois, l’auteur ne se perd pas en longues descriptions à la Balzac. Même si la préciosité du langage peut parfois faire sourire, l’ambiance préfigure les romans naturalistes de Zola. On pense bien sûr à La Terre mais aussi, déjà, à La Terre qui meurt ( 1898 ) du futur René Bazin.
En ce début du XXIe siècle où le roman de terroir rassemble des millions d’adeptes, Le sabot rouge d’Henry Murger semble un récit précurseur. Avec une différence de taille : son style est contemporain : les expressions et la façon de vivre des personnages sont, si j’ose dire « d’époque » ! Et un tel ouvrage pourrait être une mine pour les écrivains d’aujourd’hui… « qui veulent parler d’hier ».
Comme à mon habitude, j’ai relevé ici et là des passages ou des expressions qui vont donner le ton du récit. Par exemple des proverbes oubliés comme : Farine à crédit fait du pain amer ; la dette dans la pauvreté, c’est une ronce dans un champ de pierre ; qui flatte le chien flatte le maître ; je connais ton jeu comme si je t’avais choisi les cartes ; c’est surtout quand un usage est mauvais qu’il se perpétue. Ou des formules comme : « La coquetterie est le plus gros pépin que notre mère Eve a trouvé sous sa dent quand elle a mangé la reinette du diable ».
Certes, les références littéraires ( et musicales ) de Murger pourraient parfois surprendre : « Ce rustique Hippolyte, qui ne songeait à aucune Aricie, donnait tout son temps à la chasse… »
Pour décrire une jeune fille, l’auteur use de périphrases comme : « Les admirateurs de Léonard ou de Raphaël ne se seraient pas retournés s’ils eussent rencontré Sophie, mais les enthousiastes de Rubens l’auraient respectueusement saluée. » Tout cela pour suggérer qu’ « elle avait des formes », comme on le dirait encore aujourd’hui !
Le style de certaines descriptions de la nature ont certes de quoi faire sourire : « Du latin au soir, la frileuse émigration des oiseaux du nord ouvrait plus largement son triangle ailé dans les hauteurs du ciel, d’où les cygnes au vol pesant semblaient répandre, en secouant leur duvet, les blancs frimas des contrées boréales »… ou séduire ? « La Lune, à peine à son lever, venait d’être cachée par de gros nuages qui couraient chassés par le vent du nord, et semblaient, selon l’image arabe, un troupeau de moutons broutant les étoiles ».
Impossible d’échapper à celle du portrait d’Eustache Pampeau « qui, à cinquante ans, n’avait jamais été malade ( et qui ) rappelait à l’imagination un de ces frères quêteurs des abbayes rabelaisiennes, montrant sous le capuchon monacal une large face de silène, où brille l’œil émerillonné du satyre ». Ou celle du jeune Isidore « chez qui la réflexion devenait une fatigue ».
Mais j’avoue avoir été sensible aux circonvolutions qu’utilise l’auteur pour suggérer qu’un couple d’amants ( précisons que le mâle, Isidore, est un chasseur impénitent ) est passé à l’acte : « Les rencontres quotidiennes des deux jeunes gens au bois de La Fontaine, pendant le passage des bécasses, sauvèrent la vie à quelques uns de ces oiseaux » ou encore : « Plus d’une fois, dans les veillées où l’aigre bourdonnement de la chronique villageoise se mêle au ronflement sourd des rouets, le nom de Derizelles et celui de la veuve Richôme s’étaient trouvés malicieusement rapprochés ».
Bref, si Le sabot rouge n’est pas un chef d’œuvre qui fait date dans l’histoire de la littérature, il s’agit d’un roman caractéristique de ce qu’affectionnaient les lecteurs du milieu du XIXe siècle – et d’un récit qui comblera les amoureux ( et les curieux ) de l’histoire de la littérature.
On ne trouvera cet ouvrage que d’occasion, dans cette petite ( mais précieuse ) collection défunte, décrite en début de page