Le Royaume, Emmanuel Carrère, POL

Comment ? Tu n’as pas lu Le Royaume ?
Peu avant que ne soit décerné le Goncourt, en novembre dernier, la question m’était souvent posée. Comme si un « grand lecteur » ( ce qui semble être mon cas ) ne pouvait pas échapper au livre-dont-tout-le-monde-parle, même s’il était, justement, a priori exclu des goncourables. Ce qui n’est pas grave puisque son succès était déjà garanti.
Irrité ( comme je le suis toujours quand je me sens presque obligé d’obtempérer ), j’ai donc lu Le Royaume.
Et je ne l’ai pas regretté.
Résumer cet ouvrage est d’autant plus difficile que ce n’est pas un roman. Même s’il tient quelque part du policier et du thriller.
C’est… ( mais tout le monde le sait ! ) « un essai sur Les Ecritures en général et les évangiles en particulier », essai mâtiné de réflexions diverses, personnelles ( pertinentes et passionnantes ), et de passages autobiographiques obligés.
Comme l’indique sur sa 4ème de couv  l’auteur de La Moustache ( ben oui, passer de la moustache à Saint Luc, si j’ose dire, c’est le grand écart – à trente ans de distance ! ):
A un moment de ma vie, j’ai été chrétien. Cela a duré trois ans. C’est passé.
Ou, plus loin ( p 145 ), alors qu’il s’apprête à suivre les traces de Saint Paul en Grèce :
Je suis devenu celui que j’avais si peur de devenir. Un sceptique. Un agnostique…
Carrère revient donc sur ces années où la foi l’a dévoré au point qu’il a voulu contaminer sa famille.
Et il s’interroge : j’ai cru. Je ne crois plus. Comment ? Pourquoi ?
S’ensuit une colossale et impitoyable enquête sur ce que Carrère juge a posteriori comme un mystère contemporain : au XXIe siècle, des milliards d’humains raisonnables et civilisés, les chrétiens, continuent de croire en un récit totalement invraisemblable ! Ils vénèrent le fils d’un dieu, mort il y a 2 000 ans, qui aurait accompli des miracles et serait ressuscité !
L’ancien croyant fervent, dans un « retournement » digne de Vladimir Volkoff se demande ( enfin, presque ! ) pourquoi tous ces gens ne se précipitent pas chez leur psychiatre pour des soins urgents.
Avec un souci d’entomologiste, de psy et d’exégète, Emmanuel Carrère va donc se pencher d’une part sur la naissance de sa foi, sur sa disparition, mais aussi et surtout sur les auteurs des évangiles en général : Jean, ( Saint ) Luc en particulier ou Paul, ce « visionnaire » ( p 255 ). Oui, il va les suivre, au sens propre comme au sens figuré : pas à pas. Ligne après ligne. De ville en ville. De citation en interrogation sur les adeptes de ce juif qui se prétend le fils de Dieu.
Quand ont-ils rédigé ces lignes ? Se sont-ils croisés ? Séparés ? Disputé ?
Ces faits sont-ils authentiques ? Vérifiables ? Qui a écrit quoi ?
Jamais sans doute – pas même les Pères de l’Eglise ! – n’ont eu ce regard critique, ni posé ces mille et une questions parfois dérangeantes…
Mais ce qui rend ce récit passionnant et d’une lecture aisée, c’est évidemment le ton libre, quasiment oral avec lequel Carrère s’adresse au lecteur.
Il y mêle sans pudeur, de façon naturelle, sa propre histoire, ses difficultés, ses crises ( Travailler, pouvoir travailler, il n’y a rien de mieux au monde, surtout quand on en a été longtemps empêché, p. 135 ), ses dépressions, ses déboires sentimentaux, familiaux ( Anne, Jacqueline, Hervé ) – et littéraires. Et tout cela sans jamais être hors sujet, et en approfondissant de façon magistrale, impressionnante, sa… « lecture expliquée du nouveau testament ». Avec, de façon anecdotique, des réflexions qui font sourire ( et réfléchir ) sur l’écriture ( pourquoi ne pas essayer enfin de vivre bien au lieu de mal écrire ? page 49 ou, page 68 : Les libraires, pour un écrivain qui ne peut plus écrire, sont un terrain dangereux ).
Oui, il se questionne sur le livre papier, la durée et l’informatique ( Tout ce que j’ai écrit à la main est encore en ma possession (… ) alors que tout ce que j’ai écrit sur écran a disparu, sans exception ( ! ) page  98 ).
Carrère pose au lecteurs de vraies colles philosophiques, comme cette citation de Mark Twain : « La foi, c’est croire quelque chose dont on sait que ce n’est pas vrai » ( page 108 ) ou de Kafka : Je suis très ignorant. La vérité n’en existe pas moins. ( page 370 )
Et en bon historien, il remet bien des croyances à leur place, comme le fait qu’il y a 2000 ans, on pensait la fin du monde imminente ; que ( page 239 ) les Juifs priaient pour que Dieu établisse son royaume « durant notre vie, durant nos jours », pas après. Ou qu’au 1er siècle, le culte de Marie n’existait pas, ni le souci de sa virginité ( p. 249 )
Il nous apprend ( ou se contente de souligner ) que le plus ancien des quatre évangiles ( celui de Marc ) ne nous montre pas Jésus ressuscité mais se clôt sur l’image de trois femmes terrifiées devant un tombeau vide ( p. 553 – euh… j’ai vérifié ! ) et juge ( c’est un avis personnel ) que « Jésus était souvent menaçant ou obscur ».
Il nous ( non : il m’) apprend ( page 613 ) qu’ en 312, le paganisme était la religion officielle, le christianisme une secte mal tolérée, et dix ans plus tard, c’était le contraire ».
Certains passages sont magnifiques, bouleversants, comme sa réflexion sur « le retour d’Ulysse » (pages 292/293 ), analyse qu’il conclut par : « la vie d’homme vaut mieux que celle de dieu, pour la simple raison que c’est la vraie » ou par cette bouleversante formule que je regrette de n’avoir pas su faire formuler par Max à Logicielle : « l’imperfection merveilleuse du réel »
Carrère ratisse large.
A ses yeux, aucun sujet n’est tabou.
Il passe avec brio de Sean Connery à Marguerite Yournar ou Proust - et de Nietzsche ( ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, page 429 ) aux films porno. Il explique même le comportement des terroristes islamistes en affirmant que  « plus une doctrine est contraire au sens commun, plus cela prouve sa vérité. Plus on doit se faire de violence pour y adhérer, plus on y a de mérite » ( p 479 ) Après tout, Luc n’a-t-il pas affirmé ( Carrère le cite page 482, je n’ai pas vérifié dans le Nouveau Testament ! ) :
« Je suis venu jeter le feu sur cette terre. Je voudrais qu’il soit déjà allumé. »
Bref, ce récit est un vrai monument. Il passionne, dérange, interpelle.
Il ne laissera indifférent aucun histiorien – ni aucun des lecteurs que la question de la foi préoccupe – qu’il soit chrétien fervent ou athée militant !

Lu dans son unique version chez POL, une vraie « Blanche » à la couverture un peu trop souple… car elle résiste mal à l’usage intensif que j’ai fait de mon ouvrage, cent fois ouvert, refermé, souligné, annoté…
Un très bon point pour la reliure, à toute épreuve, et pour la qualité de la typographie, très agréable, et du papier – blanc, épais et pulpeux, qui a vaillamment supporté toutes mes annotations au crayon, aux surligneurs divers et même à l’encre !

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