A perte de vue, Robert Kanters, Le Seuil

Qui connaît Robert Kanters ?

Les ( vieux ) amateurs de SF savent qu’il fut, de 1954 à 1976, le responsable de la collection Présence du Futur chez Denoël. Si j’ai eu l’occasion de croiser Elisabeth Gille, qui lui succéda, je n’ai jamais connu Robert Kanters. Mais je dois mon intérêt pour la SF à la qualité de ses choix. Aussi, quand je suis tombé par hasard sur cet ouvrage «  A perte de vue, souvenirs », je l’ai acheté, sachant que j’y trouverai au moins l’historique de son engagement chez Denoël, et la vérité sur le bruit qui courait à l’époque : « Kanters est un excellent directeur de collection, dommage qu’il n’aime pas la science-fiction ! »

Je me suis donc plongé avec un vif intérêt dans cette autobiographie…

 

Davantage homme de Lettres qu’écrivain, Kanters est né en Belgique en 1910 et mort à Paris en 1985. Publié ( au Seuil ! ) en 1981, A perte de vue a été entrepris alors que, devenu quasiment aveugle, Kanters sentait sans doute sa fin venir.

Etrange ouvrage que cette suite de confidences tantôt sereines, tantôt douce-amères.

Humble, discret et tolérant, Robert Kanters ne livre aucune date, peu de lieux ( il a vécu à Bruxelles et près de Bordeaux ); et il reste très discret sur sa vie privée et son homosexualité. En revanche, il livre une avalanche de jugements sur ses lectures. Car il fut avant tout lecteur. D’abord chez Julliard puis chez Denoël.

L’auteur nous livre mille détails sur une enfance pauvre, des parents absents et quelque peu indifférents, avec lesquels il entra d’ailleurs en conflit, des études réussies en mathématiques alors qu’il avait surtout du goût pour les Lettres ( « j’avais la rage de lire » nous confie-t-il p. 53 ). Il évoque ses auteurs de chevet que les fan de SF connaissent bien : Arnould Galopin, Danrit, Moselli, Louis Boussenard, Paul d’Ivoi… Kanters ne méprise pas la littérature policière, ni la littérature populaire ; ne condamnant pas les bons sentiments, il déplore que nous en soyons arrivés « à considérer comme de la bonne littérature uniquement les œuvres qui peignent des bossus ou des âmes bossues » ( p 56/57 ) Lecteur de la Bible, admirateur inconditionnel de Pascal, il sera très proche d’un curé, puis tenté par le mysticisme et restera fasciné par le catholicisme en déplorant… son athéisme !

Pendant l’occupation, il devient le précepteur des enfants d’Annet Badel ; il admire Jules Supervielle, fait la connaissance de Mauriac et de Jean Cayrol pour lesquels son admiration restera constante. C’est grâce à Badel qu’il finit par entrer chez Julliard où il fréquente Robert Hossein, Vadim, Jean Vilar, Paul Guth… j’en passe !

C’est lui qui découvre Hervé Bazin et son premier roman, Vipère au poing ; « prolétaire intellectuel » comme il se définit lui-même ( p. 213 ), il déprime, rate son suicide, et prend la direction de Denoël, dont la réputation est collaborationniste dans les années cinquante. Ce « lecteur professionnel » livre alors des confidences passionnantes ( à mes yeux ) sur son travail, et des jugements littéraires d’une pertinence qui n’ont pas vieilli. A ses yeux, le directeur littéraire doit « découvrir d’abord ce que l’auteur a voulu faire et même ce qu’il a fait sans le vouloir » ( p. 300 )

C’est lui qui voit ( entre autres ) les débuts de Sébastien Japrisot, Paul Guimard, Benoîte Groult, Catherine Paysan… La direction de Présence du Futur n’est évoquée que sur trois pages ( 247, 248, 249 ) ; et il est vrai qu’il a un jugement sévère sur la plupart des auteurs de SF qui « développent des inventions parfois brillantes dans une langue informe, pleine de clichés, de redondances naïves, d’anglicismes misérables » ( p 249 ) alors que «  ce sont toujours les vieux ressorts de l’ambition, de la vengeance, de la haine et de l’amour qui mettent en mouvement (l)es héros. » ( p. 248 ).

Mais le plus impressionnant, c’est qu’il pressent avec 35 ans d’avance «  le divorce entre la littérature des écrivains et la littérature des lecteurs » ( p. 328 ), et dans l’édition, le rôle du « gestionnaire ( qui ) n’a qu’un critère : la liste des ventes de la semaine ou du mois » . « Le directeur littéraire devient alors un dangereux gêneur » déplore-t-il p. 250, ajoutant qu’il y a « beaucoup de liseurs qui lisent pour ne rien entendre en dehors du ronron le plus banal » alors qu’il existe de « très rares auteurs (qui) font entendre une parole neuve » ( p. 254 ).

Il cite alors Julien Green et Julien Gracq et condamne les trop nombreux auteurs qui « ont fait une carrière », mais qui « n’ont pas fait une œuvre ». ( p. 311 ).

Il devine déjà ( et c’est mon discours récurrent ! ) que « les progrès de la technique modifient nos rapports avec les choses et avec l’espace (… ) et nos rapports avec les autres hommes et les principes des sociétés humaines. » (p. 314 )

Enfin, en 1981, il évoque quelques noms destinés selon lui à rester dans la littérature française : René Char, Yves Bonnefoy, Jean Genet, Marguerite Yourcenar ( certes il ne prend pas de risques ) mais aussi ( et il n’y a que deux noms )… J.M.G. Le Clézio et Patrick Modiano !

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