Lors d’un attentat au Metropolitan Museum de New York, Theodore Decker ( dit Théo ) perd sa mère au moment où tous deux admiraient le petit tableau de Carel Fabritiys ( 1654 ), Le Chardonneret, une œuvre que le garçon emporte avant de s’extirper des décombres, indemne.
Son père ayant abandonné le foyer, et ses grands-parents ( en partie adoptifs ) se préoccupant peu de lui, Théo est recueilli par les parents ( bourgeois ) de son camarade Andy, Mr et Mrs Barbour, qui ont deux autres enfants : l’aîné, Platt et la cadette : Kitsey.
Grâce aux paroles murmurées par un vieil homme ( Welty, un antiquaire ) qui, lors de l’attentat, est mort dans ses bras, Théo retrouve la trace de la jeune fille rousse de son âge qui l’accompagnait ; elle s’appelle Pippa, c’était la nièce de Welty – et juste avant l’explosion, Théo et elle avaient échangé un regard complice.
Orpheline elle aussi ( et blessée ), Pippa vit provisoirement chez James Hobart, dit Hobbie, un grand et sympathique employé qui prend peu à peu Théo en affection et lui apprend les rudiments de son métier : restaurateur de meubles anciens. Hélas, Margaret, la tante de Pippa, semble vouloir la recueillir. Au même moment réapparaît le père de Théo, flanqué de sa nouvelle compagne Xandra. Tous deux viennent récupérer Théo et l’emmener dans leur nouvelle demeure, à Las Vegas, où le père de Théo, alcoolique et joueur, accumule les dettes et les ennuis… Théo ( qui a emporté Le Chardonneret ) se fait alors un ami de David, un jeune Ukrainien. David a déjà bien roulé sa bosse et il entraîne le narrateur à boire… et à se droguer, une addiction dont Théo va vite devenir prisonnier.
Désormais, deux obsessions vont l’habiter : retrouver Pippa, lui confier ses sentiments pour elle. Et restituer Le Chardonneret, dont il a du mal à se séparer, un tableau qu’il craint d’abîmer… ou de se faire dérober.
On est au premier tiers des aventures de Théo… et il n’est pas au bout de ses peines !
… ni le lecteur au bout de ce roman.
Après avoir livré deux best sellers ( Le Maître des illusions et Le petit copain ), l’Américaine Donna Tart récidive avec un gros ( 1 100 pages ) thriller psychologique, couronné en 2014 par le Prix Pulitzer.
Rédigé à la première personne, il s’agit d’un gigantesque flash back qui commence avec une punition stupide ( son ami Tom Cable et lui ont été punis pour avoir été vus en train de fumer dans la cour ) et une convocation de la mère de Tom au collège…
Pourquoi Le Chardonneret ?
Parce que ce tableau volé – ou plutôt mis d’instinct dans le sac à provision de sa mère, une mère introuvable après l’attentat du musée – ne quittera plus Théo. Et sans doute faut-il voir là une métaphore : cette œuvre ancienne et précieuse de petite taille ( 33 x 23 cm ) représente un oiseau relié à son perchoir par une chaîne. Ce chardonneret est évidemment un symbole : après le décès de sa mère, le jeune Théo est lui aussi prisonnier : il ira bien malgré lui de foyer en foyer : la famille Barbour, son père qui l’a réclamé pour de mauvaises raisons, son ami David dont les relations ( louches ) réservent au héros bien de ( mauvaises ) surprises…
Comment classer Le Chardonnet ?
Même si quelques ( rares ) pages, en fin de récit, semblent relever du film d’action avec poursuites, assassinats, enquête… c’est avant tout une longue confidence, un flash back géant qui commence quand Théo, à 13 ans, subit le traumatisme de cet attentat et s’achève 14 ans plus tard dans une chambre d’hôtel d’Amsterdam.
La construction est rigoureuse : dès les premières pages, tous les protagonistes sont présents : Théo et sa mère - dont l’écho douloureux accompagnera l’orphelin toute sa vie - son père pourtant absent, Tom ( qui resurgira ), Welty ( qu’on n’aura pourtant à peine entrevu vivant ! ), Pippa, Hobbie – puis tous les membres de la famille Barbour, avec une mention spéciale pour Kitsey avant que surgisse David, une fripouille ambiguë aussi attachante que perverse…
Si c’est là un thriller, ce n’est pas à proprement dit un page turner – quoi qu’en dise Raphaëlle Leiris dans Le Monde. Parce qu’il y a un abîme entre Donna Tart et John Grisham ou Douglas Kennedy.
Eh oui : l’auteure du Chardonneret possède un style très particulier, d’une rare densité.
Ses phrases sont parfois très longues, truffées de détails à rallonge qui ( toutes proportions gardées ) rappellent la façon de faire de Proust – auquel Donna Tartt fait référence, comme à Virginia Woolf. Comme lui, elle interrompt sa narration par de longues descriptions détaillées dont le lecteur ( fasciné ) se demande parfois quelle en est l’utilité. Aussi, c’est Théo qui raconte, et sa pensée vole et se disperse – à la fin du récit, drogué, il arrive que ses phrases, ses souvenirs ou ses impressions se succèdent sans aucune ponctuation. Une parenthèse : même si Théo est un adolescent, Donna Tartt est si présente que souvent, j’avais l’impression que Théo était une jeune fille, sans doute Donna Tartt elle-même !
Le miracle, c’est que le lecteur ( averti ? ) est très vite pris sous le charme, emporté par un flot vigoureux et exigeant ( attention : je n’ai pas dit « par l’action » ). Et que s’il prend le risque de passer une ou deux pages qui pourraient lui paraître superflues, il rompra le pacte – et finira par juger que ce pavé de plus de mille pages aurait pu être réduit au quart de ce qu’il est.
On l’a compris : Le Chardonneret est un récit qu’on lira d’une traite, en une semaine, à raison de trois heures par jour.
La conclusion du récit – après de stupéfiants coups de théâtres – est grandiose : une réflexion sur l’art et la vie : « Mais que dit le tableau à propos de Fabritius lui-même ? Rien sur la dévotion religieuse, romantique ou familiale ; sur la crainte respectueuse du citoyen, l’ambition professionnelle ou le respect pour la richesse et le pouvoir. Il n’y a là qu’un minuscule battement de coeur et la solitude, un mur lumineux et ensoleillé, et ce sentiment qu’il n’y aura pas d’échappatoire. Le temps immobile, qui ne pourrait être nommé comme tel. Enfermé au cœur de la lumière : le petit prisonnier stoïque » ( p. 1092 )
Que dire d’autre ? Que Le Chardonneret est l’un de ces récits qu’on n’oublie pas. Qu’on ne regardera plus ensuite certains tableaux de la même façon.
Et qu’on ne peut que faire confiance à un auteur qui, ici ou là, cite la 4ème symphonie de Chostakovitch ou le compositeur estonien Arvo Pärt.
Lu dans sa ( lourde ) version poche pour des raisons pratiques.
Mais si l’on reste chez soi, je conseille la superbe version grand format chez Plon… que j’ai achetée avec l’intention de relire le roman plus tard, quand j’aurai donné cette version Pocket à ma fille !
Une façon de dire que Le Chardonneret ( un coup de chapeau en passant à Edith Soonckindt, sa traductrice ! ) est un livre à acheter, à emporter, à recommander et à offrir. A celles et ceux qui aiment vraiment lire.