Ecrivain voyageur, Patrick Deville, accompagné de son fils Pierre, se rend en Amazonie, sur les traces de Blaise Cendrars (l’auteur de Moravagine), Jules Verne (La Jangada), Pizzare, Aguirre, Percy Fawcett… et bien d’autres.
Cette longue expédition est l’occasion (ou le prétexte) pour Patrick Deville de se pencher avec force détails sur les souvenirs de ses voyages précédents, mais aussi et surtout sur l’histoire et la géographie de tous les lieux visités…
Le lecteur va être ainsi irrésistiblement entraîné dans un flot d’informations et de références d’une précision stupéfiante, qu’il s’agisse d’écrivains (Montaigne, Michaux, Claudel, Loti, Bernanos, Melville, Faulkner, Stevenson, London, Simenon, Conrad, Vargas Llosa, Joyce, Lautréamont, Supervielle, Larbaud, Borges…), d’explorateurs (Humboldt, Casement, Brazza) d’ethnologues (Claude Levy Strauss, Thoreau et… Elisée Reclus !) de conquérants, de colonisateurs, de chefs d’état (Noriega, Corréa, ce cinglé de Daniel Ortega, l’irresponsable Bolsonaro) ou de révolutionnaires (Simon Bolivar, Pancho Villa, Zapata, le Sentier Lumineux) et d’industriels (Eiffel – puis Ford, de triste mémoire) ces derniers soucieux d’exploiter le potentiel d’une région vierge, dans laquelle la faune, la flore, les rivières, leurs affluents (et les Indiens) sont souvent les seuls obstacles à vaincre.
Amazonia est sous-titré roman… épithète à mes yeux impropre puisqu’il s’agit là, de l’aveu même de son auteur, d’un récit autobiographique truffé de mille et une anecdotes historiques d’une richesse et d’une diversité à donner le tournis au lecteur !
Patrick Deville nous livre ici, avec l’Amazonie (le fleuve, la forêt, les pays traversés, ses habitants d’hier et d’aujourd’hui) une leçon d’histoire et de géographie qui, à première vue, peut sembler un inextricable fourre-tout mais qui, une fois l’ouvrage achevé, laisse l’impression indélébile d’une œuvre forte, originale, authentique et sans doute fort bien construite – le sentiment qu’on éprouve après avoir admiré l’œuvre du facteur Cheval ou la Sagrada Familia de Gaudi…
Deville passe en revue « la folie de l’or, du caoutchouc (Ford, Goodyear et Waterman) et du café », la pose (inutile) du premier fil télégraphique à travers la forêt par Auguste Pavie, la tentative d’instauration d’une « nation positiviste » selon les préceptes d’Auguste Comte…
Le leitmotiv de ce roman dense et géant (moins de 300 pages, pourtant !) reste cependant… le père et le fils. « Que peut-on demander de plus à un fils que d’être un jour pardonné, ne serait-ce que de lui avoir infligé l’existence sans le consulter, p. 160).
En effet, Patrick Deville évoque à de multiples reprises le couple (souvent père-fils) formé par de nombreux explorateurs ou amoureux de l’Amazonie, dont il nous livre la liste et les destins exhaustifs ; Lowry, Brazza, Rimbaud, Kipling, Fawcett - oui, Percy Fawcett auquel Hergé fait mention dans L’Oreille cassée quand Tintin retrouve un certain Ridgewell chez les Arumbayas !
Il n’oublie pas non plus Werner Herzog (et Klaus Kinsky, son diabolique acteur fétiche) avec ses héros historiques ambigus Aguirre (ou La Colère de Dieu) et Fizcaraldo.
Deville émaille son propos de pensées et de citations exemplaires : « Plus les cultures communiquent entre elles, plus elles tendent à s’uniformiser et moins elles ont à communiquer » ou encore « Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité » ( deux emprunts à Claude Lévy Strauss).
Adepte de la locution après que (dont il use souvent, en insistant sur l’infinitif qui la suit, selon la règle trop souvent oubliée !), Patrick Deville nous impose des phrases parfois très courtes mais souvent fort longues (une seule couvre les pages 136/137 !), dont les énumérations submergent parfois le lecteur – comme celle-ci, prise au hasard (pages 116/117) : S’ils revenaient un siècle après, ces habiles ingénieurs anglais qui avaient élevé la ville la plus riche du monde (Manaos) au cœur de la jungle, la première ville électrifiée du Brésil, ils verraient le pont de fer toujours en service, les halles, chercheraient les docks du port flottant où se négociaient à prix d’or les balles de caoutchouc, remonteraient vers la place Saint-Sébastien, retrouveraient l’opéra et ses verreries de Murano, son dôme de mosaïque alsacienne, sur le côté de la place l’église venue d’Italie, dissymétrique, parce que l’un des deux clochers sombra au fond de l’Atlantique, mais tout autour les immeubles en ruine, noircis, aux toits effondrés, mangés de fougères et de lianes, près du fleuve l’usine de pompage qui jamais ne fonctionna, achevée l’année de la banqueroute et depuis à l’abandon.
Lassant ? Difficile ? En aucun cas !
L’abondance de renseignements et de faits met rapidement le lecteur en transe – et loin d’être débordé, il devient vite addict à ce style particulier et attachant.
Patrick Deville est un auteur engagé : après les dégâts de la colonisation, il évoque notre monde contemporain et la fin du rêve égalitaire devant l’explosion démographique, la raréfaction des ressources, l’apparition d’une humanité augmentée laissant les milliards de sous-hommes s’entretuer pour un peu de nourriture et d’eau potable au milieu des décharges.
Parfois, l’auteur juge (notre civilisation du déchet durable, p.236) et conclut : Ces contrées amazoniennes, depuis l’époque du caoutchouc, avaient reçu le pire de l’Europe, et sans son humanisme en contrepartie.( p. 163) avant de constater, page 260, que l’événement le plus considérable de ces vingt-deux dernières années est le bouleversement climatique en cours, auprès de quoi le reste paraît anecdotique, et de déplorer (p. 276) en ce milieu de l’année 2018 la folle accélération du dérèglement climatique.
Amazonia est une somme de renseignements et de jugements magnifique, un incomparable résumé historique – une œuvre contemporaine majeure.
Et exemplaire.
Lu dans son unique version actuelle (août 2019), un moyen format dans la collection blanche du Seuil, dont la jaquette représente la photo poétique d’une forêt nappée de brume…