Quand j’interviens en collège, les élèves me posent souvent la question : Quels sont vos écrivains préférés ? Préférant livrer la vérité, je réponds le plus souvent : Flaubert, Proust, Virginia Woolf… en sachant que les élèves ignorent sans doute ce dernier nom.
L’auteure de la biographie de l’écrivaine anglaise nous conseille, en préambule, de lire ses œuvres avant de nous pencher sur sa vie. Je ne le juge pas nécessaire.
En effet, la bio d’Alexandra Lemasson est d’une lecture rapide et aisée… ce qui (elle en convient elle-même) n’est pas forcément le cas des ouvrages de Virginia Woolf, réputée un auteur difficile.
Née le 25 janvier 1882 dans la grande maison familiale et bourgeoise du 22 Hyde Park Gate de Londres, Virginia est le troisième enfant (il en aura quatre) du couple recomposé de Julia Princep Jackson (qui a déjà trois enfants et est veuve !) et de Leslie Stephen, père d’une fille et veuf lui aussi.
Malgré un père sombre et austère, un patriarche despotique, un « écrivain rat » » qui consacrera sa vie à la biographie d’hommes illustres, l’enfance de Virginia est heureuse.
Trois raisons à cela : Thoby, son frère aîné adoré, sa sœur aînée chérie Vanessa dont elle sera toujours la complice… et d’inoubliables étés dans la demeure estivale, au bord de la mer, de St Ives, en Cornouailles, le terreau de son œuvre future.
Si Virginia (dite Ginia) tiendra son journal intime pendant trente ans (26 volumes !) jusqu’à sa mort, c’est surtout dans ses romans et nouvelles qu’on devinera sans cesse l’écho de sa propre vie, à travers des personnages proches d’elle : sa mère (aimante et dévouée - qu’elle perdra à 13 ans), son père (dont elle ne cessera de critiquer l’attitude « victorienne », l’homme juge en effet qu’une jeune fille doit d’abord se marier, rendre son époux heureux, lui donner des enfants et briller modestement en société en se gardant bien de travailler !), Vanessa, Thoby ainsi que plusieurs futur(e) ami(s) chers dont elle dressera le portrait déguisé au fil de ses romans.
Très tôt, Virginia sait qu’elle consacrera sa vie à écrire ; sa sœur Vanessa, complice éternelle et parfois rivale sur le plan sentimental et professionnel, sait qu’elle deviendra un peintre célèbre. Mariée, Vanessa sera d’ailleurs longtemps la maîtresse du peintre Roger Fry.
Hélas, la mort devient la compagne obstinée de la famille : la mère de Virginia Woolf meurt en 1895 ; sa demi-sœur Stella se marie et meurt, trois mois plus tard, en 1897 ; son père disparaît en 1904 et son frère Thoby en 1906 (Virginia fera l’éloge indirect de Thoby dans trois chefs d’œuvre : La chambre de Jacob, La Promenade au phare et Les Vagues).
Séduisante mais timide et gauche, Virginia a sans doute été tourmentée sexuellement par ses demi-frères George et Gerald.
En 1904, elle se voit conseiller sur le plan littéraire par Violet Dickinson, une amie de la famille qui lui déniche une place de critique littéraire au Guardian. Car Virginia avoue un vice impuni, la lecture – et elle a un goût sûr ! Elle est fascinée par Henry James (qu’elle côtoiera) et découragée par la lecture de Proust. Elle confie en effet à son journal qu’après avoir lu Proust, il semble qu’il n’y ait plus rien à entreprendre.
Virginia Woolf, on le sait, passe pour être « la Proust anglaise ». Il existe entre eux de nombreux points communs, et pas seulement littéraires : solitaire (et pourtant attirée par les mondanités), consciente de son génie, homosexuelle longtemps refoulée, de santé fragile, elle écrit souvent couchée et juge que tous les écrivains sont malheureux et qu’écrire est une torture.
En août 1912, elle se décide (ou se résigne ?) à se marier avec l’écrivain (juif, une provocation à l’époque !) Léonard Woolf, un homme pessimiste, anxieux et dépressif qui, conscient du génie de son épouse, restera son fidèle adjoint, son conseiller, son éditeur, son infirmier…
En réalité, elle signe avec lui un contrat moral contraignant, lui révélant entre autres qu’elle n’a pour lui aucune attirance physique et que sa préférence va aux femmes !
Elle aurait cependant aimé avoir un enfant – n’en aura pas et le regrettera.
Las ! Dès 1913, Virginia va souffrir de vertiges, d’hallucinations – des crises de folie précoces qui perturberont sa vie au point de provoquer son suicide en 1941, alors quelle se sent une fois de plus au bord du gouffre. Ses premières tentatives datent de l’adolescence…
C’est après huit ans d’efforts acharnés – elle est très exigeante, ne cesse de remanier ses textes - qu’elle publie son premier roman, La traversée des apparences, en 1915 – à l’âge de 33 ans. Suivront Nuit et jour (1919), la révolutionnaire Chambre de Jacob (1922), Mrs Dalloway (1925), La Promenade au phare (1927), Orlando (1928) …
En 1929 sort Une chambre à soi, un « essai féministe » qui plaide la cause et la nécessaire indépendance des femmes : déplorant la société patriarcale de son époque, elle juge que l’accès à l’indépendance financière sera toujours une condition sine qua non à l’accomplissement personnel. Tant que les femmes seront économiquement dépendantes des hommes, elles le seront aussi spirituellement.
En 1931, elle publie ce véritable poème mystique qu’est Les Vagues – le meilleur ouvrage de son épouse, jugera son mari Léonard. Elle travaillera cinq ans à sa dernière grande œuvre (très différente des Vagues) : Les années, publiée en 1937.
Devenue célèbre, Virginia Woolf fréquente sa rivale et amie (sa meilleure ennemie) Katherine Mansfield, mais aussi Maxime Gorki, T.S. Eliot, Sigmund Freud, Rainer Maria Rilke et James Joyce dont elle apprécie peu l’Ulysse, un roman que Léonard refusera de publier, mais qui influencera pourtant Virginia quand elle écrira Mrs Dalloway !
Alexandra Lemasson évoque longuement les amitiés et liaisons féminines de Virginia Woolf, son activité au sein du fameux Bloomsbury Group ; elle déplore que son mari Léonard ait publié le journal de son épouse en le censurant – mort en 1969, il lui survivra 28 ans.
Car Virginia, comme Julien Green, notait tout sur son journal intime.
Toujours, Virginia Woolf a refusé de se faire analyser, de crainte que cette plongée dans l’inconscient ne perturbe son œuvre. A l’aube de la seconde guerre mondiale, elle s’engage au sein de Vigilance, un comité antifasciste. Elle pressent la menace qui pèse sur son mari et elle. La mort, d’autre part, ne cesse de l’entourer, notamment celle de James Joyce, deux mois et demi avant qu’elle ne se décide, très lucidement (plusieurs lettres d’adieu en témoignent, la première le 18 mars), à se noyer dans l’Ouse, une rivière proche de son domicile, le matin du 28 mars 1941.
Elle avait 59 ans.
Forcément partiale, très documentée, la biographie d’Alexandra Lemasson n’a qu’un (petit) défaut : elle n’est pas, mais pas du tout chronologique et peut sembler parfois un peu confuse. L’auteure s’attache ici ou là à tel point particulier, se laisse entraîner à des digressions, revient en arrière, livre une impression, un jugement…
Qu’importe : la biographie qu’elle livre ici est d’une lecture aisée et passionnante.
C’est sans doute une très belle approche de la vie et de l’œuvre d’une écrivaine majeure.
Un ouvrage qui donne furieusement l’envie de se (re)plonger dans les romans d’une auteure troublante et incontournable !
Lu dans sa version poche, bon marché et facile à transporter.
On apprécie les appendices qui livrent l’essentiel de la vie de Virginia Woolf, année après année, ainsi que sa bibliographie complète.
Pour aborder l’œuvre de Virginia Woolf, je recommande deux livres qui hélas ne se complètent pas : celui de La Pochothèque et celui de Quarto chez Gallimard, qui livrent en un millier de pages quelques uns de ses romans et plusieurs nouvelles.