Questions de David Circé, pour le fanzine L’Étoile Étrange (7)

13. Vous évoquiez à propos de Pif Gadget un « cœur de cible ». Quel était le portrait-robot du lecteur vers 1985, et savez-vous si cela a changé depuis ?

Dans les années 80, le lecteur type était un garçon de dix ans. Avec des marges variables. Et le lectorat a changé, évidemment – le Pif Gadget d’origine a d’ailleurs disparu ! Quand Jean Ollivier m’a appelé pour entrer dans l’équipe, en 1985, l’hebdomadaire plafonnait à 300 000 exemplaires alors qu’il se vendait encore à 700 000 exemplaires douze ans auparavant (des chiffres qui font rêver aujourd’hui ! Et mon héros Argyr n’a pas réussi à faire remonter les ventes !

Les filles lisaient parfois Pif. Les plus jeunes ne s’intéressaient qu’aux BD et consultaient rarement les infos ou les pavés de texte. En 1985, notre fils Sylvain avait 17 ans, il était en philo. Et selon son humeur, il passait allègrement de Placid et Muzo à la Critique de la raison pure. Je me souviens aussi des problèmes qu’avaient Roger Lécureux et André Chéret (le scénariste et le dessinateur de Rahan) qui, pour la version algérienne de Pif (eh oui, il était vendu dans les pays d’expression française !) devaient notamment rhabiller les personnages trop peu vêtus - pour l’Afrique du Nord ou les pays de tradition musulmane ! On peut en sourire ou s’en offusquer – mais Malraux, sur les timbres, a perdu sa cigarette ; et Lucky Luke a troqué son mégot pour un brin d’herbe…

Aujourd’hui, le lectorat s’est élargi ; bien des tabous (dessins, langage, etc.) se sont effacés… ou ont changé. Le manga, la civilisation japonaise, Reiser et Zep (dont les aventures de Titeuf étaient destinées aux adultes !) sont passés par là. D’ailleurs, en cinquante ans, la BD, domaine réservé aux enfants, a gagné le public adulte. Un public qui, aujourd’hui, peut lire une BD ou un manga dans le métro sans rougir (même si lire est devenu rare dans les transports en commun !) Dans les années 70, ce n’était pas le cas : il fallait voir le sourire goguenard des voyageurs qui me voyaient ouvrir une Bibliothèque Verte… alors qu’eux-mêmes lisaient Point de vue & Images du monde – autrement dit Gala !

14. Ce profil de jeune lecteur est-il différent selon l’éditeur ou la production de dessin animé ? De quels facteurs dépend-il ? Ses parents ? Son niveau de lecture supposé ? Je pense aux Clubs des Cinq des années 1970 où les personnages principaux maîtrisaient le subjonctif à toutes les pages, et - à l’opposé - aux romans actuels pour les 10-14 ans qui sont écrits au présent de narration et au passé composé !

Dans mes réponses à la question 12, je crois (et je crains d’) avoir déjà répondu : le bon profil, c’est la tendance. Les parents ? Seuls les plus soucieux de l’avenir de leur enfant ont le souci du bon choix. Ils s’intéressent à ce que leur enfant lit et/ou voit. Ils exercent donc un contrôle et peuvent (en dialoguant !) affiner et approfondir les lectures et les films ou séries auxquels ils permettent à leurs enfants d’accéder.

Le niveau de lecture des enfants ?  Il est de plus en plus flou. Et la question, si on l’approfondit, peut nous entraîner très loin. Pour faire simple, disons que ce n’est pas parce qu’on sait lire qu’on lit. Et qu’on comprend. Beaucoup de parents, qui hésitent à acheter tel ou tel de mes livres et consultent l’âge conseillé indiqué au dos par l’éditeur (12 ans et +, à partir de 7 ans, etc.) m’affirment : Oh, Il (ou elle) a déjà lu tout Harry Potter ! Soit. Mais comment l’a-t-il lu ? Qu’en a-t-il retenu ? Ma voisine (elle a 70 ans et lit Sud-Ouest tous les jours) n’a jamais pu lire mon OrdinaTueur, accessible théoriquement aux12 ans et +. L’ouvrage lui tombe des mains. Et je connais des enfants de CM2 (ils ont 10 ans) qui non seulement l’ont lu, mais ont dévoré mes 12 Enquêtes de Logicielle… et ils ont tout compris ! En revanche, je sais que certains ados de 15 ans, en 3ème, n’iront pas au bout de la page 3. Le lectorat s’est diversifié et les habitudes de lecture ont changé.

Le lecteur de Jules Verne de 1875 (un jeune bourgeois de 14 ans – l’école restait réservée à une élite) ingurgitait sans mal les 600 pages de 20 000 lieues sous les mers – y compris les interminables digressions et descriptions sous-marines des holothuries ! A l’époque, il n’y avait pas la télé et les jeunes étaient gourmands d’informations, surtout celles qui concernaient la géographie, l’astronomie, l’Afrique (quasi inconnue) et toutes les sciences. Aujourd’hui, avec son smartphone, un ado accède à des centaines de chaînes de télé et à des milliards d’informations sur Internet. Le problème, c’est que ses centres d’intérêt ont changé !

Hachette a réédité des versions « simplifiées » du Club des 5 (qui pourtant passait il y a 50 ans pour le degré zéro de la lecture !) De nombreux éditeurs, aujourd’hui demandent en effet que le récit soit rédigé au présent et à la première personne. Objectif : que le jeune lecteur soit plongé dans l’action et qu’il ait l’impression de vivre l’histoire. Comme si ces consignes suffisaient à rendre le récit attrayant ! Certains auteurs, aussi, utilisent dans leurs récits le langage des cours de récré, quitte à être vulgaire, voire grossier – ou à utiliser des termes tendance qui, dans trois ans, auront disparu des conversations. Là, j’ai un doute : le vrai lecteur est-il sensible à ce langage et à ces situations ? Est-il si content de retrouver, écrits, ces termes réservés à l’oral et aux copains ? Pas sûr. Je suis même certain que les jeunes qui utilisent ce langage… ne lisent pas, ou fort peu. Et que les jeunes qui lisent ont d’autres exigences, et sont parfois choqués de trouver dans un récit les termes qu’ils utilisent ou entendent entre eux.

En même temps, l’écriture des auteurs évolue sans qu’ils s’en rendent compte : que leur ouvrage soit destiné aux adultes ou aux enfants, les descriptions se font plus rares, les dialogues plus incisifs et rapides ; et l’action avance plus vite qu’autrefois, sous l’influence des images, de la télé… et des publicités.

15. Vous avez été directeur de collection et vous en connaissez. Quel est leur objectif ? Réussir une collection ? Maintenir le niveau ? Qu'est-ce qui facilite les choses, qu'est-ce qui peut faire obstacle ?

Dans ce domaine aussi, les choses ont changé. Je suis devenu responsable de Folio-Junior SF en… 24 heures. Impensable aujourd’hui. Le patron du secteur jeunesse, Pierre Marchand, m’a fait confiance sans me connaître. Quand je lui ai demandé quel serait « mon comité de lecture », il a éclaté de rire : Ton comité de lecture ? C’est toi ! Tu lis et tu choisis, sans rien demander à personne. Et si je me trompe ? ai-je risqué. Alors on te vire ! a-t-il rétorqué – et il ne plaisantait pas.

Mes objectifs étaient clairs : publier des recueils de nouvelles sur un thème particulier : la nature, la voiture, les extraterrestres, les voyages temporels… Et aussi des romans. À destination d’un public précis : les collégiens. Voilà quinze ans que j’enseignais le français en collège et que je connaissais (comme disait Jauss) l’horizon d’attente des jeunes lecteurs… et des professeurs. Je pouvais puiser dans le fonds Gallimard, Denoël ou Mercure de France (c’était le même groupe – eh oui, c’est le Mercure qui avait traduit et publié La Guerre des mondes de Wells ! mais aussi solliciter des inédits chez mes camarades de la SF – ceux qui écrivaient pour les adultes (Andrevon, Jeury, …) comme les auteurs jeunesse.

Le fait d’être seul juge simplifiait mes choix. J’avais, c’est vrai, dix ans d’expérience chez Rageot comme lecteur, correcteur et… rewriter. Le niveau ? Quand vous publiez Bradbury, Matheson et Heinlein, les textes qui les côtoient doivent être à la hauteur ! Qu’ils possèdent des qualités propres à séduire autant le lecteur novice que l’enseignant. Pas simple. J’ai d’ailleurs commis des erreurs, par exemple en publiant Le bréviaire des robots de Stanislas Lem, qui s’est peu vendu. L’ado français des années 80 était peu sensible à l’humour polonais ! Quand j’en ai pris conscience, Pierre Marchand a haussé les épaules : - Pas grave, tu as ressorti Niourk, ça compense largement ! Et Niourk ne nous a rien coûté ! Et puis ton dernier inédit (Le tyran d’Axilane de Michel Grimaud) a décroché le Grand Prix de la SF (en 1983).

Je sais que les enseignants ont trouvé leur compte dans mes recueils de nouvelles, même si les ventes sont restées modestes : 15 000 exemplaires par an en moyenne – un chiffre que beaucoup d’éditeurs envieraient aujourd’hui !

L’obstacle ? C’est la concurrence ! Et de façon inattendue, c’est chez Gallimard qu’elle a surgi. Avec Le Livre dont vous êtes le héros, dont Christine Baker (qui découvrirait Harry Potter en 1997) a racheté les droits. Bientôt, il se vendait autant de volumes de cette nouvelle série en un mois que les miens en un an. Le livre-jeu a tué ma collection – mais contrairement à ce dont m’avait menacé Pierre Marchand, il m’a demandé de prendre le relais des Folio-Junior Et si c’était par la fin que tout commençait

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