Je viens d’achever un monument – 30 à 35 heures d’une lecture passionnante.
Ce n’est ni un roman, ni un essai. C’est plus et mieux qu’une biographie : un panorama détaillé de toute la politique extérieure française de 1964 à nos jours (2018) – avec un zoom unique et très détaillé sur l’Asie en général - la Chine en particulier – et l’Europe depuis sa « création ».
Impossible d’évoquer un tel ouvrage en une seule page…
Né en 1944, Claude Martin a été l’un des plus jeunes diplômés de France.
Passionné de langues orientales, amoureux de la Chine, gaulliste inconditionnel, élève de l’ENA, il doit interrompre son service militaire pour une mission commandée par le quai d’Orsay : rejoindre l’Ambassade de France à Pékin !
Eh oui : le 24 janvier 1964, De Gaulle reconnaît la Chine de Mao, au grand dam des U.S.A. En effet, le Président Johnson (successeur de J.F. Kennedy), vient d’intensifier la guerre au Vietnam. La Chine, elle, vient de rompre avec l’URSS, son ancienne alliée, pour soutenir les forces communistes du nord Vietnam.
Compliqué ? Pas vraiment pour qui est né à la même époque que l’auteur et s’est passionné pour la politique.
En 1964, Claude Martin a vingt ans… mais voilà : il est l’un des rares à parler le mandarin !
Grâce à un probable journal intime et à de nombreuses notes, il nous relate par le menu son premier voyage à Pékin, la situation internationale de l’époque et tous les personnages qu’il va être amené à côtoyer : d’abord Pierre-Jean Rémy, qui se trouve déjà sur place, en mal d’inspiration (et plus tard un jeune journaliste, Jean-Pierre Elkabbach). Mais aussi André Malraux ; De Gaulle vient de l’envoyer dans ce pays car le Ministre de la Culture affirme le connaître. En réalité, il le découvre. Malraux, on le sait, est un imposteur et un fieffé menteur – même s’il fut un vrai résistant.
Claude Martin profite de ce séjour pour voyager dans tout le pays. En voiture diplomatique ? Pas du tout : à pied, en vélo, en train, le plus souvent seul, incognito, et dans des contrées éloignées, improbables. Par exemple à la recherche du site mythique de Xanadu, la capitale de Kubilaï Khan, que découvrit Marco Polo à la fin du XIIIe siècle.
Il se rend aussi à Hong Kong, Macao, Saïgon, Hué - un Vietnam en guerre coupé en deux.
En effet, le jeune sinologue veut approcher les autochtones ; il fréquente les boutiques, les marchés, le petit peuple, il veut faire la connaissance des moindre ethnies, celles du Tibet comme d’autres, à la frontière de l’URSS, convaincu, comme De Gaulle, que chaque pays a droit à son indépendance – et adversaire, comme le Général, de toute adhésion à l’OTAN.
Il se rend aussi au Cambodge, où règne un « Prince démocratique », Norodom Sihanouk, auquel Claude Martin s’attachera au point de le soutenir avec entêtement pour qu’il reprenne le pouvoir.
À partir d’octobre 1965, la situation se gâte en Chine avec une place de plus en plus importante que les journaux accordent à Jiang Qing, une ancienne starlette… et surtout la 4ème épouse d’un Mao Zedong (à l’époque, on disait Mao Tsé Tung) de plus en plus discret et éloigné des affaires, même s’il appelle les jeunes à combattre « les contre-révolutionnaires »… mais de qui s’agit-il ?
Avec le lancement du « petit livre rouge » et l’apparition des « gardes rouges » (la fameuse Révolution culturelle de 1966), la situation se crispe.
Claude Martin, qui a fini son service, est rappelé en France, où il se résigne à entrer dans la diplomatie – mais jamais, jamais il n’acceptera d’adhérer à un parti.
C’est l’époque où l’Europe des Six cherche à s’élargir… et où l’Angleterre tente de rejoindre le Marché Commun – des années de négociations difficiles qui, on le sait, aboutiront à son adhésion - timide, à reculons, et avec d’invraisemblables et intolérables conditions !
Après le départ de De Gaulle, Claude Martin entre au service d’un ministère sous Pompidou. Il devient le bras droit (et l’ami) d’un certain… Lionel Jospin.
Il assiste et participe aux commissions où vont s’affronter Raymond Barre et Giscard d’Estaing, adepte inconditionnel de l’entrée du Royaume Uni dans le Marché commun et qui, une fois élu président, se comportera en monarque…
Claude Martin revient sur certains événements : le rôle de la CIA au Cambodge (la chute de Sihanouk va entraîner l’arrivée au pouvoir des Khmers Rouges etdu terrifiant Pol Pot) – et des Etats-Unis en général, qui à la fin du siècle, auront le chic pour intervenir en Asie et laisser ensuite les Européens démunis réparer les dégâts.
Dans les années 70, il rappelle (et condamne) le rôle de certains intellectuels : Sollers et sa revue Tel Quel. Plus tard, il condamnera aussi le rôle de Bernard Henri Lévy… et celui de Bernard Kouchner !
Il déplore l’adhésion de l’Angleterre et regrettera l’élargissement de l’Europe à 27.
Au Quai d’Orsay, alors que Maurice Schumann est aux commandes, il devient le « porte-plume » de Michel Jobert. Il suit avec passion les tentatives d’ « union européenne » (une Union que la Chine souhaiterait vivement, puisque les USA restent l’ennemi de toujours et que Moscou est devenu un adversaire !)
L’arrivée de Chirac (qui accueillera Deng Xiaoping, successeur probable de Mao) va permettre à Claude Martin de suivre de près l’ouverture de la Chine et son accession à un capitalisme… contrôlé d’une main de fer !
L’auteur, devenu le bras droit de l’ambassadeur, a un regard très critique envers Giscard… mais aussi Mitterrand (et plus tard Roland Dumas, empêtré dans les fameuses affaires des vedettes – puis des Mirage ! - vendus à Taïwan, ce que la Chine ne peut évidemment admettre… sans parler des sommes colossales touchées par de mystérieux intermédiaires).
En 1984, malgré tous ses efforts (et grâce aux maladresses successives de ses supérieurs), la France rate le coche à plusieurs reprises : ce sont les Etats-Unis qui vont remporter les marchés chinois – et ensuite, l’Allemagne !
En 1986, le Quai d’Orsay le nomme Directeur d’Asie-Océanie – il parvient enfin à assurer le retour de Sihanouk en 1988. Les 3 et 4 juin 1989, il est sur la place Tienanmen, prêt à accueillir les dissidents dans son ambassade – mais attentif aux remous qui, dans l’ombre du pouvoir, agitent les vieux membres du PC chinoi).
Claude Martin va quitter cette Chine qu’il admire et qu’il aime pour Berlin – il est nommé ambassadeur d’une Allemagne réunifiée où va désormais briller le « tandem Chirac-Schröder ».
Quand il reviendra en Chine, ce sera pour constater la modernisation du pays, la disparition des campagnes, la montée en flèche des industries, des bâtiments… et de la pollution.
Les Editions de l’Aube, ça ne vous dit rien ?
C’est pourtant là qu’un prix Nobel français (celui de l’an 2 000) a publié La montagne de l’âme : Gao Xingjian – français ? Oui, même s’il est né en Chine, à Ganzhou, en 1940.
Claude Martin a bien connu Gao Xingjian – et son éditrice, ne nous étonnons pas qu’il ait choisi les Editions de l’Aube pour publier son livre !
En prologue, j’évoquais celles et ceux qu’il a été amené à côtoyer, à fréquenter, à inviter – et ils sont innombrables, de Zao Wou Ki à Alain Pierrefite (le, hum, « spécialiste de la Chine » qui a dû lui demander de relire ses manuscrits pour y piéger d’innombrables bévues et erreurs), en passant par Jean-Michel Jarre (Charlotte Rampling puis Isabelle Adjani), Lino Ventura (qui lui demanda que la France accepte la double nationalité), Isabelle Huppert – mais surtout d’innombrables femmes et hommes politiques, français, chinois, allemands… plus ou moins compétents et sympathiques.
Certaines anecdotes étonneront, scandaliseront ou/et éclaireront le lecteur !
Pour ma part, j’ai eu bien des surprises : ainsi, la répétitrice de Chinois de Claude Martin était l’épouse d’un certain Jacques Reclus (1894-1984), issu de la célèbre famille Reclus (Elisée et Onésime, géographes libertaires, je possède plusieurs de leurs ouvrages).
Son ancêtre est un autre Jacques Reclus (1796-1882), pasteur né au Fleix, le village dans lequel je vis depuis 1990 ! L’arrière petite-cousine d’Elisée et Onésime Reclus, qui vient de mourir à 100 ans, était notre quasi voisine, au Fleix – je ferme la parenthèse !
Sur le plan personnel, Claude Martin reste très discret, notamment sur sa vie privée. C’est seulement page 779 qu’il révèle s’être marié depuis deux ans avec une jeune Chinoise… à laquelle il a prêté un jour un manteau, deux ou trois cents pages plus tôt.
On se saura jamais pour qui il vote : il est l’ami de Lionel Jospin, qu’il tutoie, et il a beaucoup d’estime (et c’est réciproque) pour Jacques Chirac.
L’objectif entêté de Claude Martin ? Le rôle et l’influence de la France dans le monde. Entre autres ratages sur le plan européen : la langue française, qui a failli en être la langue officielle !
Le seul lien réel des états européens (hum… 19 sur 27 en réalité)… c’est l’euro. Un gros ratage sur le plan culturel et humain, estime l’auteur qui a lu les 500 pages de la constitution européenne… et assure avoir eu bien du mal à la comprendre (à croire que ceux qui l’ont rédigée se sont contenté d’un copier-coller de certaines constitutions de plusieurs pays !)
Que d’efforts et de diplomatie il a dû employer pour que les relations France-Chine ne cessent de s’améliorer ! On comprend que les dernières pages de ses « mémoires » soient teintées de regrets et de nostalgie…
A la vérité, je n’avais jamais entendu parler de Claude Martin avant d’attaquer le monument que sont La diplomatie n’est pas un dîner de gala, un titre qui reflète bien mal la qualité et la densité d’un panorama exemplaire !
C’est là en effet un ouvrage passionnant, rédigé de façon simple et traditionnelle, où la clarté et l’efficacité priment sur les effets de style.
Claude Martin est un surdoué. Visiblement il dispose d’une insatiable curiosité, d’une culture immense et il possède des capacités de travail exceptionnelles.
Le lecteur lambda, c’est vrai, risque d’être parfois un peu égaré au milieu de noms peu connus. J’ai moi-même été désarçonné (voire égaré) face aux notions d’histoire et de géographie de la Chine, du Vietnam, du Cambodge, de la Thaïlande que nous livre l’auteur – mais rien, à la vérité, qui gène la lecture !
Cet ouvrage ne peut que passionner les… plus de 70 ans qui ont suivi et accompagné la marche du monde.
Lu dans son unique version, un superbe ouvrage en (très) grand format, près de mille pages. Impression et calligraphie impeccables, très bonne tenue en main.
1 De CHRISTIAN GRENIER -
Merci, Patrick, d'avoir ajouté la fin de cette critique restée quelque temps... inachevée !