Questions de David Circé, pour le fanzine L’Étoile Étrange (8)

16. Vous êtes cofondateur avec Robert Bigot en 1975 de la Charte des auteurs et illustrateurs pour la jeunesse (qui est un syndicat d'auteur / illustrateurs, si j'ai bien compris en parcourant le site web). Comment cela s’est fait alors et pourquoi cela s'est fait alors (et pas avant ?) ?

Les trois fondateurs de La Charte, en mai 1975, sont William Camus, Pierre Pelot et moi. Robert Bigot nous a rejoints ( avec six autres auteurs jeunesse ) en septembre de la même année. S’il n’a jamais été secrétaire ou président, il est resté la fidèle mémoire de La Charte. J’ai d’ailleurs remis ses archives à La Charte une semaine après son décès.

Au départ ( et aujourd’hui encore ) La Charte des auteurs et des illustrateurs n’est pas un syndicat, même si elle en a la fonction. Elle est née à la suite d’une invitation qui a mal tourné et que j’ai souvent relatée par le menu – voir plus loin.

Pourquoi en 1975 et pas avant ? Parce que les auteurs jeunesse étaient peu nombreux, une vingtaine ! La plupart exerçaient un autre « vrai métier », ils considéraient l’écriture comme un hobby et n’avaient pas les exigences des professionnels. Mais voilà : dans les années 70, la littérature jeunesse prenait un véritable essor. Avec la création des CDI ( en 1973 ) et du collège unique ( en 1975, réforme Haby loi n° 75-620 ), la demande des enseignants se modifia. Les auteurs d’ouvrages pour la jeunesse furent de plus en plus sollicités pour intervenir dans les classes, échanger avec les jeunes lecteurs, expliquer leur pratique – voire animer des ateliers d’écriture. Ce qu’ils faisaient sans être rétribués.

Voici, extrait de mon essai Je suis un auteur jeunesse, les conditions dans lesquelles la Charte est née…

Juin 1975... Je me retrouve dans un train de nuit en compagnie de William Camus, Pierre Pelot et sa femme Irma. Nous avons été invités par un organisme, Lire en Bretagne, dont l’organisateur, Yvon Dupré, doit nous accueillir à Auray vers quatre heures et demie du matin. Pas question de dormir, d’autant que nous sommes ravis de nous retrouver et de papoter.

Dès notre arrivée à la gare, le ton est donné : il fait nuit, il fait froid et il pleut... La chaleur et la cordialité d’Yvon nous réchauffent. Très vite, nous faisons connaissance, sympathisons, nous tutoyons. Très organisé, Yvon nous annonce :

- J’ai loué deux voitures. Vous vous déplacerez seuls dans les collèges. Vous trouverez sur le siège du passager le programme de vos journées. Vous avez votre permis, bien sûr ?

- Ah non, fait Pelot. Je ne sais pas conduire. Irma non plus.

- Moi, j’ai bien le permis, dit William qui a même été pilote de course en Argentine. Mais je l’ai laissé à la maison.

Par chance, j’ai le mien dans ma poche. Dès que nous sortons de la gare, Yvon me désigne une Renault 5, m’en confie des clés et déclare :

- Allez d’abord à votre hôtel, l’Auberge des Ajoncs d’or. Vous vous y reposerez une heure avant de commencer vos rencontres.

Déjà, il monte dans sa voiture avec les Pelot. Je proteste :

- Je te suis, ne va pas si vite !

- Oh, rassure-toi, tu as un plan dans la voiture ! A tout de suite.

Le temps que William et moi rangions nos valises dans le coffre, que je m’installe au volant et trouve les commandes des phares et de l’essuie-glace, Yvon a disparu dans la pluie et la nuit.

A côté de moi, penché sur la carte, William entreprend de me guider jusqu’à cette mystérieuse auberge des Ajoncs d’or...

- A la prochaine intersection, tu tournes à trois heures. Un kilomètre plus loin, à neuf heures.

William n’a jamais su reconnaître sa gauche de sa droite ( cela lui a souvent posé problème sur le plan politique ). Tandis qu’Auray s’éloigne, la pluie redouble de fureur. Vers cinq heures moins le quart, William me déclare enfin en relevant le nez :

- Et voilà, en principe nous sommes arrivés !

Hélas non : nous roulons sur un chemin de terre qui s’achève en impasse, sur un champ d’artichauts. En faisant demi-tour, je m’embourbe - et subis les critiques et sarcasmes de mon coéquipier. Enfin, nous pouvons repartir - mais nous sommes crottés, fourbus, trempés. Quant à revenir à Auray et tenter de retrouver la bonne route, c’est une opération qui se révèle plus longue et difficile qu’écrire un chapitre en commun...

A six heures du matin, ce jeudi 5 juin, la Charte n’existe pas encore. Sans que nous le sachions, elle est déjà en train de naître au fur et à mesure que montent notre fatigue et notre exaspération... Car à l’aube, nous errons toujours sur les routes, à la recherche des mystérieux Ajoncs d’or.

Quand nous rejoignons la fameuse auberge, il est près de sept heures. Nous avons à peine le temps de monter déposer nos bagages dans nos chambres et d’avaler un petit déjeuner : il faut repartir sur les routes à la recherche des collèges et lycées où William et moi, moins d’une heure plus tard, allons devoir nous rendre pour parler de Cheyennes 6112 devant des centaines d’élèves.

Le soir, à bout de forces, nous retrouvons à table les Pelot assis à côté d’autres invités. Là, nous faisons la connaissance de la discrète Claude Cénac, auteur Magnard, de Laurent de Brunhof ( le fils du créateur de Babar, Jean de Brunhof ) ainsi que de la jeune Martine Lang, qui travaille depuis peu chez Flammarion. Nous connaissons la plupart des autres invités : Catherine Scob et son attaché de presse Charles-Henri, Raoul Dubois, Michel Mesmin et Germaine Finifter, critiques de littérature jeunesse ainsi que Jean Ollivier, René Moreu et sa femme Madeleine - l’équipe de direction des Editions Vaillant.

Deux jours durant, l’ambiance est conviviale et chaleureuse. William joue tour à tour les pitres, les séducteurs, les provocateurs et les Peaux-Rouges-maltraités-par-les-Blancs-oppresseurs.

C’est le vendredi soir, je crois, que les choses se gâtent. Notamment au dessert, quand Yvon se lève et déclare :

- Chers amis, j’ai le plaisir de vous annoncer que nous prenons votre chambre financièrement en charge. Mais pour les repas, il serait souhaitable que vous régliez la note tout de suite...

Un silence gêné s’installe. Docile, je sors mon porte-monnaie. William me jette alors à voix très haute :

- Christian, tu paies pour moi ? Tu sais qu’en animation je n’ai jamais un sou puisque...

Il ralentit le débit et achève en articulant avec soin :

- D’habitude, nous sommes toujours pris en charge.

Plus direct, Pelot déclare à notre hôte :

- Eh, Yvon, tu aurais pu nous prévenir !

Encouragé, William se lève et pointe Yvon du pouce :

- J’ai même l’impression que tu nous prends pour des poires ! Je résume : ton organisation nous invite pendant trois jours. Tu nous fais voyager de nuit et rencontrer des centaines de gamins. Et ce soir, tu nous apprends que nous devons faire face à nos repas ! Tu ne veux pas aussi qu’on paie le voyage ?

- Justement, avoue Yvon avec embarras. Pour vous le rembourser, ça va poser problème. Peut-être que vos éditeurs ?...

Cette fois, c’est au tour de Catherine Scob de pâlir.

- Viens, Christian ! me dit William. Ramasse ton argent. On fait nos bagages et on repart.

Difficile : la SNCF vient d’entamer une grève-surprise, nous condamnant à rester ( à nos frais ! ) aux Ajoncs d’or.

Nous privant volontairement de dessert - c’est dire combien la situation semble grave - William et moi emboîtons le pas aux Pelot qui, solidaires, regagnent leur chambre. Nous les y suivons. Là, assis tous quatre sur le lit, nous faisons le point. Déjà, notre décision est prise : nous ne verserons pas un sou et ne quitterons pas les lieux avant que le trajet nous soit remboursé. Et pour éviter désormais de telles mauvaises surprises, nous improvisons un code déontologique auquel devront obéir ceux qui nous solliciteront : ils devront par écrit s’engager à rembourser notre voyage, à assurer notre hébergement...

- Et à nous payer ! ajoute William, excédé. Après tout, ces interventions méritent salaire ! Pelot et moi, nous ne vivons que de notre plume, c’est du temps que nous ne consacrons pas à notre écriture. Quant à toi, Christian, ce sont tes jours de repos que tu sacrifies car tu pourrais les passer en famille !

Revendicatif et financier, le débat dévie tout naturellement vers le problème des à valoir et des droits d’auteur. Jusqu’ici, aucun de nous n’avait eu la curiosité de mettre à plat nos contrats.

- Quoi ? répond Pelot à Camus, chez Rouge & Or, pour un Grand Angle, on te donne huit mille francs et dix pour cent ? Moi, on m’a toujours proposé quatre mille francs d’à valoir et six pour cents de droits ! Et toi, Christian ?

- Cinq mille francs et sept pour cent.

Incroyable : on nous a fait des conditions différentes pour un ouvrage publié dans la même collection ! Et on nous a glissé à l’oreille le même discours prudent :

- Vous êtes l’auteur le plus favorisé de la maison ! Surtout, ne parlez de ces chiffres à personne...

Justement, j’ai très envie d’en parler à tout le monde !

- Nous devons nous communiquer nos contrats. Et nous aligner désormais sur le plus intéressant.

- C’est à dire sur le mien, dit William qui, malicieusement ajoute : c’est normal que mes conditions soient exceptionnelles : de nous trois, je suis le meilleur ! Dans une collection pour adultes, j’ai même publié un best seller.

- Et alors ? grogne Pelot. Tu penses qu’un auteur adulte est meilleur qu’un auteur jeunesse ? Moi, j’écris des romans de SF au Fleuve Noir, je vais en sortir un chez Robert Laffont. Je ne vois pas en quoi mon travail serait plus soigné ou plus respectable !

Du coup, la conversation roule sur les différences existant entre la littérature adulte et jeunesse. Comme nous publions dans ces deux domaines, nous tentons d’en cerner les limites littéraires. Si c’est, à mes yeux, l’aspect le plus passionnant, c’est aussi le plus difficile... et le moins urgent.

Mais ce soir-là, grâce à l’incident provoqué par Yvon Dupré, ce mouvement qui ne s’appelle pas encore la Charte est né : nous prenons rendez-vous pour ameuter en septembre le plus grand nombre d’auteurs. Afin de créer avec eux une association qui abordera les problèmes spécifiques aux auteurs jeunesse...

Quelques précisions : en septembre, nous n’étions que sept. Et quarante en 1982, quand La Charte est devenue une association Loi de 1901 et que leurs membres m’ont élu président. Aujourd’hui, en 2019, La Charte compte 1400 adhérents – et certains auteurs ou illustrateurs jeunesse n’en font pas partie, c’est dire que la situation a évolué !

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