Interrogé (en classe, pendant mes interventions) sur mes lectures, je prétends lire à peu près de tout : des magazines mais surtout des livres, il est vrai : romans de toutes sortes, polars, SF, romans historiques, albums, récits jeunesse, nouvelles, biographies, essais, théâtre, poésie…
- Poésie ? m’a-t-on récemment répété. Mais vous n’en parlez jamais ! Vous ne nous proposez que des romans, certes très divers. Mais de la poésie ? Jamais !
C’est vrai.
Pour le théâtre, j’ai une bonne réponse : le théâtre, on ne le lit pas : on l’écoute, on le voit !
Quant à la poésie, il semble difficile de proposer la critique d’un recueil.
Et il est d’ailleurs rare, exceptionnel… que je lise d’un trait le recueil d’un poète !
Je l’ouvre et je m’y promène, impossible d’enchaîner trente ou cent poésies du même auteur d’un coup, pendant deux heures ! La poésie, c’est un bonbon qu’on savoure, pas un repas.
J’ajoute que mes rapports à la poésie ont évolué.
A 13 ou 14 ans, j’ai découvert Prévert. Puis Baudelaire. Et Vigny, et Hugo, dont je connais encore des poésies par cœur. A l’époque, j’écrivais un poème ou deux par jour, je les ai conservés. Il n’y en a pas un à sauver !
Un poème, à mes yeux, c’était raconter une histoire. Celle de La mort du loup, du Dormeur du Val, ou du Mariage de Roland.
A 25 ans, je pouvais arriver devant les 35 élèves de ma classe de 5ème et leur réciter tout à trac La Conscience. Ils étaient subjugués – aujourd’hui, je le sais, j’aurais moins de succès !
En 1966, j’ai eu la chance de réussir un examen pédagogique en disséquant un poème1 de Charles Vildrac, un texte que j’avais soigneusement choisi – j’ai fini par faire la connaissance de l’auteur dans des circonstances… rocambolesques2.
Les vers libres m’ont peu à peu appris à apprivoiser la poésie contemporaine, où les mots assemblés font naître des émotions, des sensations, des souvenirs, des impressions dans l’esprit du lecteur. Je la lis avec un autre état d’esprit – une disponibilité totale, semblable au regard qu’on doit porter sur une peinture abstraite où il n’est plus question d’essayer de reconnaître un paysage, un portrait, un visage…
Et quitte à parler à mes lecteurs d’un poète, autant éviter Baudelaire ou Rimbaud.
Qui se souvient d’Edmond Jabès ?
Juif né au Caire en 1912 (il mourra à Paris en 1991), il doit émigrer. Il se fait naturaliser Français en 1967 sur les conseils et avec l’appui de Max Jacob. Mais il refusera toujours de faire partie des « surréalistes ».
Son œuvre poétique pourrait se résumer à Je bâtis ma demeure et aux divers volumes du Livre des questions, Livre des ressemblances, Livre des limites...
Par chance, Le Seuil Le Sable rassemble toute sa production : poèmes, aphorismes, pensées…
La poésie d’Edmond Jabès me touche – peut-être parce qu’elle fait à mes yeux la jonction entre les grands anciens et les contemporains : on y trouve toujours des repères, et une simplicité qui rappelle souvent les comptines.
Dans ses Chansons, les nombreux chiffres évoquent Robert Desnos, comme dans cette CHANSON POUR TROIS MORTS ÉTONNÉS
Nous étions trois morts
qui ne savions pas ce que nous étions venus chercher
dans cette tombe ouverte (…)
Nous étions trois ombres
Sans lèvres, sans cou
avec des rires
sous le bras
à défaut de rêves.
Et une jeune fille
rendue à la nuit
pour nous tenir compagnie.
Ses aphorismes, dans Seuls signaux (Le sel noir), invitent à réfléchir :
Pour le protéger, l’écrivain tend, sous le mot, le filet que le poète lui refuse.(…)
Le poète donne à l’œuvre son nom. Le lecteur, son image. (…)
Les paroles ont les sons pour ombre. (…)
La vue modèle, comme la voix, le mot.
Les fleurs, les animaux (la fourmi, la tortue, la gazelle, la baleine…) ont aussi une grande place dans l’oeuvre d’Edmond Jabès :
TIGE
Verte mais sans mémoire
La fleur pour oreiller
Elle rêve au couchant
de jardins suspendus
LE CHIEN
Ombre de l’homme
qui est lui-même
ombre d’amour
Le regard plus doux que la patte
Et la queue
Simples phrases de muet
Parfois, un objet suffit au poète – Francis Ponge n’est pas loin :
LA CLOCHE
Elle enrobe l’air
L’enfer est un os
que le bronze obsède
Outre le conseil de lire Edmond Jabès, je risque une suggestion : quel éditeur jeunesse se risquera à réaliser un album à partir de l’un de ses poèmes ?
Relisez donc sa Chanson des trois éléphants rouges ou sa Chanson pour la reine des sept poissons. Il y plane l’ombre de Boby Lapointe… et celle de Tahar Ben Jelloun ?
Lu dans un gros, un épais (400 pages) livre de poche au superbe papier blanc avec, en couverture, une quadruple photo à la manière d’Andy Warhol.